lundi 23 mai 2011

Fait

« Il m'apparaît important vis-à-vis de la Dame Postérité (qu'un dieu aie son âme) d'imprimer dans la fange une trace indélébile et profonde de ces quelques instants où j'ai senti qu'apparaissait sur ma tête une auréole à l'image des plus archangesques (archangiques ?) de ces célestes êtres de Lumière que l'on nomme Georges (de nombreux). Hormis l'étendue désertique et balayée de vents furieux chargés de sel que représente le continent Nord-Est de ma mémoire, voici ce qu'il m'en reste aujourd'hui :

C'était un soir d'été. En compagnie d'une joyeuse compagnie rassemblée sous nom glorieux de colonie de vacances scientifique, je vagabondais comme un poisson, quand soudain on me fit signe que la soirée allait commencer. Je m'attelai alors à l'affreuse tâche consistant à me mouvoir en direction du lieu, dit « où allait se dérouler la chose », et à force de pas l'un devant l'autre, j'arrivai devant la grande porte (de Kiev) où s'allaient trouver les merveilles de l'après-crépuscule.
À peine entré je distinguai dans la pénombre un parterre de visages fixes et concentrés, tournés vers celui qui allait être le gourou d'un jour : le Maître du Jeu. Alors que je m'asseyais un peu à l'écart en jaugeant du regard mes futurs adversaires, le gourou parla. Expliqua. Tout allait être simple : il allait falloir se battre. À notre disposition, nous avions un champ de bataille de choix, puisque l'immense salle avait été transformé en une sorte de casino où s'entassaient des dizaines de terrains de duel aux règles changeantes. Dans la pénombre nous distinguions des tables, des jeux de cartes et de hasard, des épreuves de force, enfin toutes sortes d'étranges installations qui luisaient de mystère et semblaient nous adresser de silencieux appels. Le gourou poursuivit son discours et dévoila enfin la terrible vérité : nous allions tous être placés sur une pyramide dont nous il fallait atteindre le sommet. Pour s'élever, un seul moyen : défier l'un de ceux qui trônaient sur la ligne supérieure à la nôtre, et le traîner dans la poussière. À l'issue du Jeu, un seul vainqueur, deux vassaux, des dizaines de serfs. L'assistance un instant détacha son regard de l'orateur et tous s'observèrent avec hargne et méfiance. La lutte serait sanglante.
Puis le gong retentit ; l'arène s'emplit d'une atmosphère étouffante, saturée d'électricité.

Je débutai jeté dans un coin perdu de la pyramide, aux tréfonds de la hiérarchie. Mais résolu à vaincre, j'engageai immédiatement un premier duel. Un jeu de réflexion rapide, vif, je ne lui laissai aucune chance. À chacun des coups qu'elle tentait je répliquais sans attendre avec une sorte de dédain vivace qui la poussait dans les derniers de ses retranchements. Lorsque la pression fut trop forte, elle perdit pied et s'effondra en sanglotant doucement tandis que j'allais avec calme annoncer le résultat au Maître du Jeu.
Sans attendre je partis chercher dans la foule un nouvel adversaire, auquel je proposai une épreuve de force. Cruauté du Jeu, il ne pouvait refuser. Il se traîna donc malgré lui vers le terrain de duel qui allait voir éclater ma seconde victoire. La lutte s'engagea ; très vite la fatigue le prit, alimenté par le désespoir. Je poursuivis, implacable, tandis que ses halètements semblaient me supplier de lui laisser respirer une once d'espérance. Mais j'arrachai son bras, et c'est en traînant les restes sanglants de ma victime que j'allai annoncer le résultat au Maître du Jeu.
Pour mon troisième duel, je décidai de choisir un jeu de hasard, de laisser le destin guider mes pas l'espace d'un instant. Mon adversaire, me voyant venir vers lui, devint livide et prononça quelques mots de prière. Il avait entendu parler de moi. Lorsque je le défiai, je vis son visage se tordre dans les affres d'une douleur infernale. Nous prîmes place autour de la table. Plusieurs manches s'enchaînèrent, je prenais l'avantage. Quand il fut évident que j'allais vaincre à nouveau, mon adversaire n'y tint plus. Je l'abattis froidement alors qu'il tentait de s'enfuir.
Il ne me restait que deux victoires à obtenir afin de trôner en tête de la pyramide. J'y parvins sans la moindre des difficultés, laissant derrière moi deux corps déformés par la terreur. Parvenu au sommet, plus personne n'osa seulement me défier.

Le temps passa. Le jeu était sur le point de se terminer. C'est alors que j'allai trouver l'un de mes deux vassaux. « Tu veux gagner ? », ai-je demandé. Le type m'était sympathique, et quelque chose dans la situation m'était désagréable.
Bien sûr qu'il voulait gagner ! Mais… comment ? Simple : j'allais lui laisser ma place, les honneurs et les récompenses. Incrédule mais heureux, il accepta, non sans que j'aie dû essuyer deux ou trois politesses de circonstances. Nous allâmes donc trouver le Maître du Jeu pour lui annoncer l'écrasante victoire de Raphaël (car c'était son nom), qui de ce fait occupait à présent la pointe supérieure de la pyramide.
Le gong de fin retentit, les honneurs furent rendus au glorieux vainqueur ainsi qu'à ses deux vassaux. Seuls deux personnes savaient la vérité, et le mensonge à tous deux leur convenait bien mieux.

Aveuglé par ma fierté, j'étais satisfait de ce que je nommais altruisme. Mais le terme n'est pas exact : en réalité je ne pensais pas tant à offrir ma victoire qu'à la repousser loin de moi pour qu'elle ne m'encombrât plus. Je n'avais pas su l'endosser. »

Enrique Fange

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