mercredi 20 octobre 2010

?

Hier il était midi.
À midi on se pose toujours de grandes questions existentielles, à côté du sel et de la sauce béarnaise. Ce midi il y en avait une, juste là, imperturbable et provocatrice, qui fixait un à un les convives jusqu'à ce qu'ils se sentent profondément coupables pour une raison qu'ils ne parvenaient pas tout à fait à saisir. Cette question-là était profondément infâme d'arrogance et d'audace, n'hésitant pas à pousser chacun d'entre eux à bout, jusqu'à ce qu'ils se lèvent pour déclarer d'un air gêné qu'ils allaient prendre l'air quelques minutes. Elle leur inculquait des pensées incongrues qui leur étaient étrangères. En effet aucune de ces pensées ne ressemblait de près ou de loin à « qu'est-ce que je vais manger ce soir ?» ou encore « il faut que je passe chercher mon cheval chez Hans ». Non, là, c'étaient des choses avec des mots tordus, le genre de trucs qu'ils cherchaient consciencieusement à éviter d'habitude. Parmi ces mots : « existence », « raison », « être » ; enfin tout un tas d'objets dangereux dont il vaut mieux se tenir éloignés, pensaient-ils.

Qui êtes-vous ?

Elle les toisait de toute sa hauteur métaphorique, c'était sa première attaque directe ; eux baissaient le regard face à un tel aplomb. L'un d'entre eux se leva même, bouleversé, retourné, puis s'enfuit en pleurant beaucoup. Le reste des convives restait pétrifié, incapable du moindre geste. Le silence s'installa peu à peu, pesant sur les convives. Un autre tenta pourtant quelque chose, s'essaya à répondre :
« Ben je m'appelle Marciak, je suis là depuis dix ans, je fais de la cordonnerie, et euh… » La question le fixa intensément, il se décomposa peu à peu. « Oui enfin j'veux dire… euh… vous voyez quoi… j'suis… »

Qui êtes-vous ?

Elle l'avait brutalement coupé, un peu plus insistante. Dans l'esprit de l'homme s'insinua l'idée perfide que peut-être il n'avait pas tout à fait donné la bonne réponse. Il perdit pied, préféra se taire. Mais la question ne le lâcha pas, elle maintint ses feux sur lui. Sa gêne se mua en honte, devint insupportable. Il finit par ramper sous la table à l'abri des regards, abattu. Le silence gêné revint prendre place. Personne n'osait lancer un nouvel assaut après l'échec cuisant de leur camarade. Le silence prit ses aises. Tous attendaient, tendus, un peu perdus.

Qui êtes-vous ?

Certains sursautèrent. L'un d'eux laissa échapper un gémissement plaintif. La question se tourna immédiatement vers lui, impitoyable. Il tenta de se figer, agité de tremblements. Il était le prochain, il le savait, et il ne savait pas répondre, il ne savait pas quoi dire, comment, qui. Alors il s'affala, laissa échapper un flot de supplications. Rien. Pas une réaction. Il resta au sol, effondré. Il savait qu'il ne serait plus jamais tranquille, qu'elle ne le laisserait plus jamais en paix. La question se désintéressa de lui. Il restait deux survivants.

Qui êtes-vous ?

Ceux-là étaient différents, moins craintifs. Ils se turent et la fixèrent calmement. Une lueur mauvaise brilla un instant dans ses yeux, elle continua à leur opposer un regard brûlant. Mais ils ne flanchèrent pas.

Qui êtes-vous ?

Subitement, tout avait changé : le ton était doux, posé, agréable, invitait avec délicatesse. L'un des deux survivants se détendit un peu ; enfin il avait gagné, c'était fini. Maintenant il pouvait finir le repas tranquillement, en bons termes avec elle…
Il s'en rendit compte trop tard : elle était en lui. Et il lui avait ouvert la porte avec un grand sourire. Pour l'instant elle se tenait tranquille et arpentait respectueusement les lieux, visitant sa nouvelle demeure ; il savait que viendrait un jour où elle le déchirerait de l'intérieur sans qu'il puisse l'en empêcher. Un long cri de douleur s'éleva et l'homme s'écroula sur la table, inanimé.
Elle se tourna vers le dernier homme. Il n'avait pas fait un geste, pas dit un mot. Son visage était inexpressif, son corps inerte. Elle l'observa consciencieusement avant de lancer à nouveau.

Qui êtes-vous ?

Ton charmeur, chantant. Pas une réaction, par un geste, son regard vide posé sur elle.

Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous ?
(…)

Successivement, tous y passèrent : tous les rythmes, toutes les intonations ; tout ce qu'on pouvait imaginer, puis l'inimaginable. Rien. Pas une réaction. Il restait comme mort, vide de tout, inaccessible, perdu, déjà trop loin.
Alors la question s'effaça, disparut dans un souffle. L'homme resta là longtemps sans bouger. Puis son regard s'alluma, il observa ses camarades écroulés autour de lui. Il percevait en lui la trace de la question, imprimée à jamais dans son corps. Sans aucune emprise sur lui. Il ne se sentait pas libre, juste un peu seul. Il finit son dessert, se leva, quitta la salle, laissant derrière lui un champ de bataille déserté.

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