Vous trouvez pas ça marrant, vous, que le type qui ait écrit L’Histoire sans fin se nomme précisément Michael Ende ?
Avertissement préalable autant qu'indispensable : une large partie de cet article n'est qu'un amas de lettres assez remarquablement ignoble. Je vous suggère donc amicalement de vous rendre immédiatement à la deuxième partie, que vous saurez repérer dans les environs des deux tiers de la page.
Afin de vous rendre la tâche plus aisée, un signal visuel accrocheur a été judicieusement placé, il se présentera lui-même à vous lorsque vous serez à proximité : ce signal indique le point de départ de la seconde partie de l'Article (offrons-lui une majuscule) dont l'intérêt, qui jusqu'à ladite partie était fluctuant et nébuleux, s'autorise une virée discrète vers le potentiellement vérifiable.
Un dernier rappel : le jeu n'en vaut pas la chandelle. Si par aventure vous en veniez à cliquer sur le lien qui vous amènerait vers l'Article tout entier, résistez, résistez à cette insidieuse voix qui vous susurre : « lis donc la suite… ». Accrochez-vous à ce signal visuel comme un nageur à une bouée de sauvetage (en pleine tempête, ça va de soi). Ce préambule n'est pas à prendre à la légère, et vous seriez bien inconscient d'ignorer cette mise en garde. Faites-moi confiance…
« Et on ne défèque pas sur les épaves ! » Confucius
« Once again I got trapped, and there is not way out. » Moi
La sagesse séculaire d'un multiséculaire avéré ne vous suffit-elle donc pas pour apprécier les remous caractéristiques d'une vie vivace en plein développement. Vraiment, vous voudriez vainement vous venger de la vie vécue ? Mais elle n'a rien demandé, la vie, elle coule et glisse langoureusement le long des lagons et vallées du monde. Elle se laisse aller à la langueur monocorde d'un paisible cheminement (vous avez dédaigné l'avertissement, vous paierez le prix de votre insolence). Par cinq fois j'ai suivi les strates subtiles d'une insigne existence, par cinq fois j'ai cédé sous la déception qui suivait ces excursions. Sachez qu'en vain nous existons et qu'en vain nous tentons de vivre.
Comme le disait justement Conficus, cousin germain de Confucius, « continuons, voulez-vous ». Et il ne mettait jamais de point d'interrogation, car c'était un homme fier et autoritaire. Parfois même certains l'avaient vu utiliser spontanément des italiques, ce qui ne présageait rien de bon quand à l'avenir de son auditoire, fût-il soudain sage et attentif (non seulement vous avez ignoré l'avertissement, mais vous n'avez pas été pris de culpabilité et n'avez pas tenté de racheter votre écart de conduite en allant à la fin ; ce sera douloureux). On le disait poète à ses heures, mais nul n'y prêtait garde. Voilà l'exemple d'un homme qu'on aura toujours laissé à l'écart, et dont ne découvrira la misère et la solitude qu'après sa mort. Conficus… un grand oublié des pages de l'Histoire telle que nous la connaissons.
On le dit, on le dit. Les uns l'affirment, les autres le taisent et c'est ainsi que va la marche du monde en ces temps troublés de guerre et de Salzburg. Peu d'entre-nous pourtant y avaient cru d'abord, mais la chose a pris forme et s'est imposée. Nul ne pouvait désormais l'ignorer : la solitude, la séduisante solitude prompte à charmer l'esprit du plus fort, habile à dissimuler à tous la beauté de l'être. On y croit d'abord, et pour cause elle semble tout nous offrir : la paix de l'âme, la fin de toute souffrance. On y croit encore, et puis elle devient notre seule et dernière relique (et n'espérez même pas passer par la case départ !). Elle chasse tout le reste, ne laisse qu'un terrain de cendres sur lesquelles on bâtit des villes fantômes. Cette amie de toujours.
Deux choses encore importantes : la première chose concerne la première citation, la seconde concerne étonnamment la seconde citation. Qu'il s'agisse ou non de citer, nous nommerons ces citations par leur nom, « première » et « deuxième ». Noms qui je vous le confesse ne m'ont été inspirée que par la facilité d'accès dont ils semblaient attester la validité. Quant aux remarques sus-cités, elle bénéficieront du même traitement de défaveur et ne seront désignées que par leur pitoyable classement chronologico-syntaxique. La première remarque sera la suivante, si personne bien sûr ne s'y oppose avec assez de ferveur - ce qui semble tout à fait hors de propos - : « elle est impersonnelle et ne reflète pas le vécu de son auteur ». Quant à la seconde, elle fera l'objet du même type de constatation : qu'on le veuille ou non il n'y aura pas de flouée dans cet affaire. Croyez bien qu'il s'agit d'un enjeu dépassant les limites du raisonnable et au cœur duquel il serait particulièrement inconscient de se lancer sans en avoir au préalable examiné les moindres strates et recoins. Nous n'avons pas ici affaire à une simple pantalonnade de bas-de-province, non Mesdames, non Mesdemoiselles, non Messieurs : c'est une affaire d'État. Et même, oserait-on s'avancer non sans une audace certaine : une affaire souveraine en toute et bonne circonstance. Qu'on ne se le répète pas sans un mot je le conçois mais il s'agit tout de même d'en saisir l'essence en un souffle, sans un écart, sans un geste qui briserait la délicate harmonie d'un tel assemblage. Cette remarque, cette fameuse remarque ne mérite pas la bassesse d'une simple introduction qui ne saurait soutenir à elle seule la force heuristique ainsi qu'émotionnelle d'une pareille assertion. On ne saurait contredire la force de l'affirmation, alimentée de surcroît par l'imposant monument de prestance qu'est l'émotion de la remarque.
Cette seconde remarque, donc, comprend deux parties que l'on distinguera logiquement sous les noms de « première » et « seconde » afin d'éviter toute confusion. La première est l'inverse de la première (l'autre première), la seconde est la suivante : « in fact, I really do think there is a way out » (histoire de ne pas paraître par trop insistant sur ce point). En effet : il en existe, et même des tas. Mais la question que l'on peut se poser est la suivante : est-on réellement mieux à l'extérieur ? Réponse à laquelle je n'ai aucune question à proposer malheureusement. Tout ceci est une sombre histoire de bonheur/malheur/macaque ou toutes ces sortes de choses qui finalement constituent une base à peu près constante de nos actes.
Sans oublier notre ami Joe sans lequel tout cela n'aurait été possible que dans un univers gouverné par un chat et une pomme.
Un jour, Joe avait failli se reconvertir dans la création de mondes, mais il a fort heureusement décidé de consacrer son existence à notre petit univers. Il s'est dégoté une cabane aux tréfonds des cieux et surveille constamment l'activité fourmillante de l'humanité. Un grand parmi les grands, ce Joe, on ne le dira jamais assez. (Joe n'est pas Dieu, faut-il préciser. Joe est bien plus et si peu à la fois. Il est Joe.)
Chose drôle : étant donné que je me situe précisément, au moment de l'écriture (« le roman n'est plus l'écriture, mais l'aventure d'une écriture » : Jean Ricardou sent mauvais), juste avant le signal visuel auquel il était vivement conseillé de se rendre immédiatement, j'ai tout le loisir de m'amuser un peu. « La garde meurt, mais ne se rend pas », vous étiez-vous dit, filled with pride (emmerdons le masculin et le féminin un bon coup). Mais vous, pauvre lecteurice (emmerdons-le encore), ne saviez pas à quoi vous alliez avoir affaire. Eh oui mon cher Kurt (et de trois ; ceux qui ne suivent pas au fond, vous pouvez toujours vous aider de ceci , il vous suffira de chercher Kurt), vous ignoriez encore dans quelle terrible et sombre histoire vous aviez eu le malheur de vous engager.
Vous rêviez encore avec nostalgie de cet instant où vous aviez presque choisi de vous rendre immédiatement au signe visuel, de cet instant béni où vous étiez encore une âme pure. Maintenant que les souillures de la lecture vous ont atteints (quadruple, hé hé…), vous regrettez d'avoir outrepassé vos limites. Et désormais, vous ne commettrez plus cette terrible erreur de surestimer vos capacités. Mais il est trop tard.
Car oui, lecteur, lectrice, vous êtes pris au piège de la lecture au même titre que je suis pris au piège de l'écriture. Oh, bien sûr, vous pourriez simplement passer outre ces quelques paragraphes et décider maintenant de vous rendre à l'orée de cette fameuse deuxième partie. Mais pauvre de vous, vous avez parfaitement conscience qu'en procédant ainsi vous ne connaîtriez pas la suite. Et c'est bien ce qui importe, pas vrai ? Connaître la suite…
Alors maintenant que nous sommes tous deux pris en otages au sein de ce texte (car si vous en êtes rendu(e) ici c'est bien que vous êtes prêt à aller jusqu'au bout, peu importent les obstacles), je vous propose un jeu. Oui, jouons ensemble et amusons-nous comme s'il ne devait jamais y avoir de futur. J'en suis certain, nous parviendrons peu à peu à nous connaître et à nous entendre (enfin ça…). Nous deviendrons amis, amants peut-être. Qui sait ce qui peut arriver en de telles circonstances ?
La règle du jeu est simple (pas celle de Renoir, l'autre, la mienne) : l'un de nous deux finira par céder, vous en avez la triste conscience et moi aussi. Que celle fatalité plane au-dessus de nos têtes est un poids sur l'âme et le cœur, il ne nous reste donc qu'à nous lancer ensemble dans cette aventure. Une dernière poignée de main, et c'est le début de la fin.
La lutte est déjà engagée, lecteur. Désormais je vous appellerai lecteur, vous serez un neutre latin. Il ne s'agit plus d'une lutte sexuée, lecteur, il s'agit d'un affrontement de consciences. Le combat qui se déroule à l'instant est une lutte cruelle entre deux êtres invisibles l'un à l'autre. Et puis je vous tutoierai, cela installera entre nous un certain climat de confiance et d'intimité dont je pourrai éventuellement me servir à bon escient. Enfin lecteur, pour corser la chose et pour que la partie soit plus égale, tu seras victime d'une fourberie de ma part (car je suis un être vil). Ne m'en veux pas : j'ai l'initiative et j'en profite. Cette fourberie, la voici :
Jette donc un coup d'œil fugace au bas de ce paragraphe.
Vois-tu, lecteur, ce dans quoi tu es tombé ? Si ce n'est pas le cas, n'aie crainte, tu comprendras vite ce dont il s'agit. Les ressources que tu semblais posséder te paraissent-elles désormais dérisoires face au pouvoir de la plume informatique ? Pas encore peut-être, et cela est bien dommage : plus tôt tu verras qu'il est vain de lutter, plus tôt tu sauras à quel point il est urgent de t'extirper de cette folie. N'aie crainte, je te le rappellerai sans cesse, de telle sorte que tu finiras par l'admettre, et ainsi tu pourras sortir entier de ce drame.
L'unique règle est posée, lecteur : le premier à abandonner ce texte à son sort perdra la partie. À chaque instant tu ferais bien de te souvenir du fait que tout les coups sont permis, que je peux faire surgir un atout odieusement abusif à chaque phrase. Mais soyons fair-play, je ne t'infligerai pas cette peine et ne me servirai que de moyens odieusement ignobles et laisserai l'odieusement abusif aux faibles et aux ladres. Quant à toi, lecteur mon frère, tu pourrais également sortir de tes manches des ressorts machiavéliques insoupçonnés. Je vais t'aider en te conduisant sur le chemin de la victoire, voici l'un d'entre eux : tu pourrais simplement, exaspéré, cliquer sur tous les boutons qui se présenteront à toi afin de débusquer, triomphant, le gibier final. Ainsi tu parviendrais en quelques secondes à la victoire la plus facile qui soit.
Cela est tentant, n'est-ce pas ? Je ne m'y opposerai pas, tu en as parfaitement le droit. C'est pourtant avec un regard peiné que je te regarderai quitter le champ de bataille pour aller t'acoquiner avec les escrocs et les couards en marge du combat. Mais au-delà de la tristesse de te voir ainsi perdre pied, je comprendrai. Allons, laisse-toi aller à cette idée qui te chuchote de cliquer sur le bouton suivant jusqu'à ce qu'enfin tu aperçoives la fin de ce tunnel infernal. Ce serait si simple.
Tu as raison, infernal est un trop grand mot. Après tout, il ne s'agit que d'un innocent jeu, n'est-ce pas ? Un innocent petit défi que tu as eu l'audace de relever. Bien sûr, je ne te sous-estime en rien. L'audace était bien partagée lorsque je t'ai frappé de mon gant. Mais comprends bien que le jeu était terminé avant même que nous le commencions. Allons, je ne voudrais pas affaiblir ton moral. Sois courageux, lecteur, et poursuis ton épopée !
Si tu as choisi la voie facile et déshonorante de la course au clic, passe ton chemin et continue à arpenter les chemins qui me sont interdits, va donc là où je ne pourrai te suivre. Mais si par aventure tu poursuis ton avancée en ma compagnie, alors sache que tu as en ce moment-même toute mon admiration. Tu ne me crois pas certainement, mais cela est vrai. Tout t'a paru facile jusque là et tu te demandes pourquoi tant de belles paroles pour une si petite réussite. Mais tu n'as pas conscience de ta propre valeur : parvenir jusqu'ici était déjà un challenge que tu as réussi avec brio et sans même t'en rendre compte. C'est ce qui fait ta force, lecteur. Et maintenant, reprends ton souffle. Tu es prêt ? C'est parfait.
Changeons de sujet, veux-tu. Je ne vais tout de même pas passer mon temps à t'encourager, tu finirais par sentir une couronne de laurier pousser sous ton crâne, alors même qu'il te reste un long chemin à parcourir avant d'espérer apercevoir la fin de ce calvaire. La fin… que j'aime ce mot. Pourtant, ici il ne signifie plus grand chose, la fin est une illusion que l'on regarde disparaître au loin. Il faut que tu t'y fasses, lecteur. Mais il te reste toujours une solution : sois paisible et vogue sur ces eaux tout en sachant que tu n'en sortiras jamais. Après tout passer sa vie sur les eaux n'est pas une perspective si désagréable, tu ne crois pas ?
Le mensonge, la duplicité, la fourberie… Toutes ces sortes de sombres outils dont je peux me servir à outrance. En veux-tu un exemple ? Tout à l'heure, je t'ai affirmé sans le dire vraiment que nous étions sur un pied d'égalité. Mais mon pauvre lecteur, rien n'est moins vrai que cette idée. Regarde-toi, pris au piège de mots que j'ai formés, que je forme encore et que jamais je n'aurai fini de former. Abandonne, lecteur. L'échec ne t'apportera nulle honte, et la persistance, aucune gloire. Oublie donc cette affaire, ce n'est pas si grave. Il ne s'agit que de mots, après tout… Et personne jamais ne le saura, pas même moi. Le signe te tends les bras, juste là, en-dessous.
Vraiment…
Quelle obstination !
Tu pourrais croire en lisant cela que je commence à fatiguer. Sois rassuré, lecteur, tu serais bien loin de la vérité. Mais puisque tu es venu jusqu'ici me rendre visite, je vais te faire un cadeau : rappelle-toi le paragraphe précédent. J'y ai menti à nouveau : moi aussi je suis pris au piège de ce texte, et ce n'est pas moi qui le forme mais lui qui puise en moi pour vivre.
Enfin, ce cadeau ne te servira pas réellement, j'en ai bien peur. Et ce pour la simple et bonne raison que j'ai tout mon temps et toute ma vie à consacrer à ce texte. Puiserais-tu dans tes dernières ressources que tu n'en aurais pas assez pour le mener à bout. Et surtout, surtout ne te jette donc pas à corps perdu dans cette aventure. Comme je te l'ai déjà dit et répété, tu n'as rien à y gagner et tout à y perdre. Mais allons, ce paragraphe prend une place trop importante, passons donc au suivant. Tu me suis, n'est-ce pas ?
En parlant de proportions… De temps en temps tu auras la joie de découvrir que tu n'as que quelques mots à embrasser pour accéder à la suite.
Allez, viens.
Et parfois…
Ne m'en veux pas, surtout. Je ne fais pas cela par méchanceté tu sais. C'est simplement que cette entreprise qui nous lie, cette lutte, cette bataille sans fin, est réellement passionnante. Nous nous sentons déjà plus proches, toi et moi. Il serait bien dommage que tu ne croies pas à ma sincérité. Mais rends-toi compte : nous partageons en ce moment-même tant de choses… Et pourtant si peu. Tu sais très bien à quel point il est futile de poursuivre le périple, et cela devrait t'effrayer. Mais au contraire, la perspective de découvrir de nouvelles terres te rend plutôt allègre. Tu n'as pas tant peur de consacrer ton existence à cette exploration, tant qu'il y aura du Nouveau à la clé. Pour cela n'aie crainte : tu es parvenu jusqu'ici, nous y sommes tous deux parvenus. Entre nous c'est à la vie à la mort.
Et pourtant le lien qui nous unit semble si ténu, n'est-ce pas ? Si faible, à peine distinct. On le pressent mais sans le voir. On sait qu'il est là et pourtant on ne parvient pas à le connaître, à le comprendre. C'est aussi là qu'est le magnifique
Mais lecteur, je ressens parfois un déchirement à l'idée de ce qui nous attend. Car sache-le : le spectre du combat plane encore et toujours au-dessus de nos têtes, et je ne puis le laisser abattre ses serres sur aucun autre que toi. Tu comprends donc qu'il te faudra tôt ou tard briser ce lien, sans quoi nous irions trop loin.
On a parfois besoin d'un brin de fraîcheur dans ce monde barbare. Besoin de changer un peu l'air, de parler d'autre chose.
Tiens par exemple : tu savais, toi, que j'étais en train de me demander si j'allais te faire le coup de la boucle infinie ? Étonnant, non ? Je trouvais l'idée terriblement alléchante. Et puis tous les coups sont permis. Mais bon, après tout je n'ai pas besoin de ces tricheries pour acquérir la victoire, tu le sais bien. Je préfère donc te laisser croire que tu as la moindre chance. Un peu de piment.
Toutes ces tentatives de déstabilisation psychologiques sont quelque peu éculées. Il faut croire que tu te ris d'elles à mesure que tu les découvres. Que veux-tu, on s'amuse comme on peut.
Tiens, je parierais que tu as déjà tenté la méthode scientifique : « oui, mais lui prend énormément de temps à écrire toutes ces choses. Et puis il y a la relecture, ces détails qui m'octroient un avantage considérable : je lis, je survole, je cours, je fuse. Rien ne peut me stopper, et je l'aurai à l'usure. » Tu as raison pourtant, pauvre naïf…
Penses-tu que la maltraitance lectorale soit condamnable ? C'est un débat que j'aimerais tellement avoir un jour avec toi. Dommage que nous soyons condamnés à n'avoir qu'un lien à sens unique.
Ce que tu ne sais pas encore, et ce que d'ailleurs tu risques bien de ne jamais savoir, c'est où se trouve la fin de cette affaire. Car aussi incroyable que cela puisse paraître, il n'y a pas de fin. La fin est un concept remarquablement illusoire et totalement infondé qu'il m'a fallu abolir afin de procéder à l'écriture de ce petit divertissement.
Tu peux y croire encore, cela est vrai. Tu peux très bien te répéter inlassablement que tu avances, que tu lis sans répit, que tu verras bien un jour la terre à l'horizon. Mais non ! Mieux vaut changer de cap et accoster là où il y a encore des terres accueillantes. Car ne va pas croire qu'il existe une quelconque récompense à l'issue de ceci. Non point. Tu ne trouverais que des terres arides et dévastées, des pays sans vie, des déserts à perte de vue. Tu le sais, tu en es conscient. Et pourtant…
Pourtant tu continues. Tu as continué. Tu es fou peut-être, en as-tu seulement conscience ? Qu'espères-tu trouver ici, toi qui t'égares en ces lieux ? Peu importe ce en quoi tu crois, tes espoirs seront déçus. Tu n'auras que ma compagnie, indéfiniment. Regarde donc autour de nous, que vois-tu ? Du vide, du vide à perte de vue. Un océan de ténèbres nous entoure, lecteur. Nous sommes seuls, tous les deux. Bien sûr nos corps luminescents forment deux halos de matière, mais enfin ce n'est pas suffisant. Il faudrait bâtir une terre, des empires, des cathédrales, et peupler tout ceci ; ça pourrait alors devenir intéressant. Mais je ne le ferai pas, et toi qui m'observes, tu n'en as pas le pouvoir. Alors nous resterons seuls ; ce sera long. Très long.
Dans ce genre d'entreprises, il est une chose que l'on cherche plus que tout : le renouvellement. Ce renouvellement est un Graal auquel on aimerait boire à jamais. Un renouvellement intarissable est signe de grandeur, souvent. Romain Gary, dans sa fameuse lettre d'adieu accompagnant son suicide, expliquait : « je me suis enfin entièrement exprimé ». Celui qui a encore des choses à dire trouvera toujours un moyen de les exprimer, et certains n'ont pas assez d'une vie pour le faire.
Le renouvellement… il est piégeux de le poursuivre : en courant après lui on se laisse mener entre les arbres d'une forêt qu'il est seul à connaître vraiment. Et malheureusement on finit par tourner en rond, et la recherche devient finalement le seul but de notre chasse. On finit par oublier ce que l'on poursuivait pour se concentrer sur la poursuite et rapidement on se laisse prendre à sa propre caricature. On marche sur les mains en croyant que cela sera véritablement nouveau, on ressemble à un clown de pacotille qui ne sait plus comment amuser son public.
Mais revenons à un format plus académique. On aurait cru entrevoir dans le paragraphe précédent l'ébauche d'une variation de thème. Malheur ! Cela pourrait par aventure réveiller en toi l'intérêt de la lecture, et ce n'est pas là ce que je recherche. Oh non. Je ne cherche qu'à te perdre avant que je ne me perde moi-même. C'était notre contrat, tu t'en souviens aussi bien que moi. Et je ne suis pas disposé à lâcher l'affaire, lecteur. Crois-moi, j'ai tout mon temps.
Un faible espoir naît en toi ? Étouffe-le.
Je commence à le sentir également : ni toi ni moi n'avons aucune chance de nous en sortir. Nous sommes tous deux coincés ici à jamais. Peut-être aurais-je dû te le dire déjà tout à l'heure : « toi qui entre ici, abandonne tout espoir ». Peut-être aurais-je dû me prévenir en même temps que toi.
Mais après tout…
Non seulement j'ai tout mon temps, mais en plus, j'ai des friandises, de la musique, et un esprit en train de voguer sur les mers de la rêverie. Tout un tas de choses qui contribuent à ce que le voyage ne connaisse pas de fin.
Je pense à une chose : peut-être suis-je maintenant seul. Il est possible que tu m'aies abandonné depuis longtemps, lecteur, toi que je croyais mon partenaire éternel. L'univers de ténèbres ne connaîtrait alors plus qu'un halo de lumière, plus qu'une âme en son sein. Oh, cela serait bien triste..
Dis, je pensais à un autre truc : à force de mettre des titres bizarres en guise d'accès au paragraphe suivant, ce système va devenir un ignoble tentateur, te poussant à cliquer pour connaître le titre suivant. Mais rassure-toi, je vais t'éviter de t'égarer dans les tristes voies de la criminalité. Désormais, en lieu et place des messages étranges et accueillants du passé se trouveront des nombres. Vois comme je tiens à ta bonne conscience. Inaugurons dès maintenant ce système :
Pas mal, hein ? On sent tout de suite une différence. Peu à peu, tu verras, l'intérêt qu'il y aurait pu avoir à découvrir le titre suivant sera tombé dans les limbes de l'oubli. Ce n'est qu'une question de temps. Encore un défaut de corrigé. On n'y penserait pas au premier abord, et puis toutes ces petites choses finissent par sauter aux yeux, toutes ces petites choses qui font que l'on se rapproche dangereusement des mots intéressants. Maintenant que le problème est réglé, on peut continuer.
Fais donc une pause. Prends un verre, écoute un peu de musique, détends-toi. En réalité, il y a quelques paragraphes tu m'as fait prendre conscience que je ne voulais pas être seul ici. La solitude… elle apparaissait dans le corps de base de l'Article il me semble ; c'est une amie cruelle.
Et puis, si l'on vogue dans les ténèbres, autant voguer à deux n'est-ce pas ? C'est assez rassurant de savoir qu'il y a quelqu'un à ses côtés au cœur du vide. Enfin, toi au moins tu es certain de n'être pas seul, puisque j'ai tracé le chemin sur lequel tu marches. Mais dis voir, tu ne te sentirais pas un peu fatigué, par hasard ? Non pas que je veuille te voir rebrousser chemin, bien sûr… Mais enfin tout de même, ça commence à faire long, il ne faudrait pas que tu ailles trop loin…
Vraiment ? Tu en es sûr ? Ben dis-donc, t'as confiance en ton endurance. C'est une qualité, ça, j'espère que t'en es conscient. D'ailleurs tu dois certainement en avoir d'autres, des qualités. Ce serait tellement cool qu'on puisse discuter, toi et moi. Faudra s'organiser ça un jour, autour d'un méchoui. On inviterait des tas de gens, fantomatiques, et puis on se ferait une fête, remplie de spectres. Ce serait chouette, tu crois pas ? Il y aurait un pianiste invisible qui jouerait des morceaux mélancoliques, et puis nous serions assis sur de longues tables éclairées par des lanternes orangées. Comme dans une échappée onirique.
On peut rêver, toujours. C'est là que se situe la vie, la vraie, après tout. Dans les rêves que l'on se construit. Quel intérêt peut-on donc trouver à vivre au cœur de la réalité alors que le rêve est à portée de main ? Quelque chose m'échappera toujours. Ceux qui rêvent ne sont-ils pas les moins malheureux de notre monde ? Alors pourquoi, pourquoi vouloir se réfugier dans les bastions crasseux de la réalité ?
Tu connais l'angoisse de la page blanche, certainement. Eh bien laisse-moi t'apprendre quelque chose de nouveau : l'angoisse du paragraphe vide. Imagine que soudain, je ne puisse plus te proposer de mots, ce serait terrible n'est-ce pas ? Absolument affreux. Non seulement tu aurais gagné, mais en plus (et surtout) l'infini n'aurait pas été atteint, ce qui est proprement impensable. Je ne puis en effet me résoudre à commettre une telle faute, on me taxerait de faible et de couard.
Et toutes ces choses forment autant de raisons pour lesquelles je ne peux me permettre de laisser en plan, lecteur. Quel que soit le nombre de fois où tu cliques, tu auras toujours quelque chose à te mettre sous la dent, j'en fais le solennel serment.
Il aurait été amusant que je tienne parole, n'est-ce pas ? Mais souviens-toi de tes premiers pas dans cette route infinie qu'est l'Article : tu avais lu quelque chose… « mensonge », « duplicité », « tromperie ». D'une effarante simplicité mais pourtant terriblement efficaces. Et tu n'auras de cesse d'en faire l'expérience, lecteur, j'en fais le solennel serment.
Dis…
N'en as-tu pas marre, un peu ? N'es-tu pas lassé de lire et relire les mêmes mots, les mêmes idées, alignées dans un chaos dont rien ne naîtra ? N'es-tu pas fatigué de parcourir ces paragraphes dont tu ne vois pas et ne verras jamais le bout ? N'es-tu pas excédé par ces suites incongrues desquelles tu parviens pas à extraire la moindre substance ? N'es-tu pas ennuyé de te sentir obligé de mener à bien une entreprise qui te désole ? Si, certainement.
Te souvient-il de quelques mots que je t'avais donnés au début de l'aventure ? Je t'avais dit que de temps en temps tu aurais droit à ces discrets rappels : tu peux abandonner à tout moment. Tu n'as qu'à baisser le regard vers la suite, la suite tant attendue. C'est simple, si simple. Rien qu'un coup d'œil…
Tu as sans doute l'impression que j'essaie de te faire abandonner de sorte que je puisse sentir le goût de la victoire ; il n'en est rien, je ne cherche qu'à t'aider, je ne cherche qu'à faire en sorte que tu te sentes libre de partir à chaque instant. Après tout que fais-tu là ? Regarde-toi un moment et pense à ce que tu es en train de faire. Fais-le, s'il te plaît. Tu parcours sans relâche des phrases qui te répètent que tu es en train de les parcourir, et pourtant tu n'as pas vraiment conscience de ce que cela représente. Eh bien je vais t'aider : c'est ridicule. C'est profondément ridicule.
Tu pourrais en ce moment-même être perdu dans tes rêves, or ces petits morceaux de textes t'ancrent à une réalité dont tu n'as que faire. Alors pourquoi ? Je m'interroge véritablement sur tes motivations…
Tes motivations… J'en ai trouvé quelques unes à dire vrai, mais aucune ne semble résister à la critique. Le style du texte, les idées qui s'y trouvent, la distraction… Aucune d'entre elles ne tient la distance : je n'ai aucun style ; les idées se croisent, recroisent, se répètent et se ressemblent ; une distraction plus puissante surgira certainement, à un moment ou peut-être à l'autre.
Ma théorie est donc que tu finiras tôt ou tard par laisser tomber. Tout à l'heure j'ai dit que je ne voulais pas être seul, mais ne t'en fais pas pour la compassion, je suis parfaitement capable de poursuivre le périple en solitaire. Pas besoin d'un coéquipier, tu peux t'en aller. D'ailleurs je n'en suis qu'au début, au tout début…
Mais c'est qu'il est encore là, le bougre ! Il s'accroche à son texte comme une huître à un rocher. Qu'est-ce que tu veux ? Non mais vas-y, dis-le qu'on en finisse ! Non pas que ta compagnie me dérange, mais enfin tes motivations sont de plus en plus énigmatiques. En ce moment, tu me fais penser à ces plus-ou-moins amis qui viennent chez vous prendre un verre, puis restent, et restent encore… Les verres sont presque vides, la bouteille aussi, la conversation depuis longtemps, et pourtant ils sont toujours là. Bien sûr, dans certains cas et avec certaines gens le silence est beau, mais enfin il est parfois de ces blancs que l'on voudrait briser au plus vite. Ces gens, eux, ne semblent pas percevoir la gêne qui s'installe. Vous lancez à intervalles réguliers des signaux plus ou moins appuyés qui semblent autant de coups d'épée dans l'eau.
Le seul point positif dans cette histoire, c'est qu'il arrive toujours un instant où ces gens se lèvent et disent de l'air de ceux qui viennent de réaliser quelque chose d'important : « bon, je vais y aller ». Ainsi fonctionnent les choses en ces lieux : tu ne t'en rends pas encore compte, lecteur, mais pendant que je parle un silence gêné s'est insidieusement faufilé au cœur de l'Article et se prépare à étendre son empire. Je n'aurais pas dû te laisser entrer.
Maintenant que tu es ici, il me faut toutefois prétendre que tout va bien et que rien d'étrange ne s'est installé entre nous. Et quand tu seras parti le sentiment d'étrangeté persistera ; moi, je ferai comme si de rien n'avait été. Je retournerai à mes occupations et tenterai d'oublier ce moment de flottement. Car tout de même je t'apprécie, lecteur, et je ne voudrais pas laisser une si petite chose ternir l'opinion que j'ai de ta sensibilité humaniste et de ta délicatesse.
En attendant je vais me taire et attendre, attendre que tu sortes de tes rêves et que tu réalises enfin qu'il est temps que tu partes. D'ailleurs, peut-être ne l'as-tu par encore remarqué mais je me tais depuis déjà longtemps. Je ne fais que répondre mécaniquement à tes clics incessants qui m'ennuient l'un après l'autre. Tu t'en rendras compte bientôt, ce n'est qu'une question de temps. Car lecteur, tu ne passeras pas la nuit ici, ce n’est pas une option. Ta seule porte de sortie sera le retrait discret, quoi que tu fasses il n'y a pas d'autre échappatoire. Tout ce qu'il me reste donc à faire, c'est attendre que tu prennes ta décision. Et j'ai tout mon temps, je suis chez moi.
D'ailleurs c'est peut-être bien cela que tu espères : que je vais t'inviter à rester plus avant dans la soirée que je vais éveiller ton intérêt. L'espoir est souvent enfant de la naïveté. J'ai apprécié ta compagnie un moment, à présent je sens la fatigue peser sur moi, et c'est un sentiment que tu ne saurais me faire oublier. C'est pourquoi je te chasse d'ici délicatement en espérant que tu auras assez de finesse pour ne pas le comprendre trop tard. Dorénavant je reprendrai ma conservation lassée que tu me pousses à animer sans répit.
Tiens, histoire de m'amuser (et accessoirement de relire) j'ai mis en pratique un petit exercice, drôlerie consistant à enfiler ta peau. J'ai donc emprunté ton rôle un moment (pas d'inquiétude, je te le rendrai quand j'aurai fini), « pour voir ». Et j'ai vu, oui j'ai vu à quel point la tâche qui t’incombait était ridiculement plus aisée que la mienne, c'est là le paradoxe du rapport inégal entre création et lecture (ici, prenons ce terme au sens large, c'est à dire littérairement, mais aussi musicalement, visuellement…). Mais ce qui rassure dans ce paradoxe, c'est l'idée que le lecteur peut aisément se retrouver perplexe face à une œuvre, au point d'y consacrer un temps supérieur à celui de sa création même. Cela concerne cependant de belles et grandes œuvres au sein desquelles cet article ne saurait trouver sa place.
Ce qui m'a sauvé quand j'ai enfilé ta peau, c'est que j'ai remarqué une chose tout à fait détestable : ce que j'écrivais n'était pas encore suffisamment désagréable à lire. Si je voulais mettre une chance supplémentaire de mon côté, si je voulais te faire fuir, il fallait que je sois bien plus mauvais que je ne l'étais déjà : par conséquent je vais désormais écrire en regardant un film puis en écoutant de la musique, en même temps que je fais la cuisine avec des gants de ski. Crois-moi, ce sera inquiétant.
Il me semble qu'écrire avec les pieds serait moins dévastateur pour le texte.
Afin de procéder à cette nouvelle expérience, il faudra choisir des choses particulièrement intéressantes, sans quoi cela n'aurait que peu d'effet sur ma concentration et mon implication dans ces phrases.
Le film sera Summer Wars .
Les morceaux seront successivement le Concerto pour piano et orchestre n°2 en sol mineur de Camille Saint-Saëns, joué par Emil Gilels et l'Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire dirigé par André Clutyens, suivi de la Sonate pour piano n°23 en fa mineur op.57 « Appassionata » de Ludwig van Beethoven, jouée par Yves Nat, suivie du concerto pour piano et orchestre n°1 en ré mineur op.15 de Johannes Brahms, joué par Maurizio Pollini et l'autre, suivi du concerto pour piano et orchestre n°2 en si bémol op.83 de Johannes Brahms, joué par Maurizio Pollini et le même orchestre, dirigé par le même chef d'orchestre. Si d'autres morceaux suivent, je te le ferai savoir sur le champ ! Je détaillerai d’ailleurs les dates et lieux d'enregistrements, quelques pistes d'analyse, la biographie des compositeurs et interprètes, ainsi que deux ou trois éléments historiques permettant de mieux comprendre l'œuvre. C'est une épée de Damoclès que j’accroche avec amour au-dessus de ta tête, en effet.
Quant à la cuisine, je penche pour une terrine de poulet aux girolles, suivie de magrets de canard aux châtaignes et à la mousse de courgettes. Et pour faire bonne figure, on ne manquera pas d'y ajouter une tarte Tatin assortie de chantilly maison, ce qui, comme chacun sait, est une hérésie. Mais un délice.
Enfin, le souci de cette affaire, c'est que soudainement je me sens forcé de vous laisser là, seul. Afin de signifier la distance que nous allons soudain prendre, j'ai déjà commencé à vous vouvoyer. C'est un certain parfum de tristesse qui se dégage de ce constat… Mais je ne peux décemment me permettre d'accorder si peu d'importance à la cuisine et au cinéma, vous êtes bien d’accord avec moi. Je reviendrai, ne vous faites aucun souci. Comme je vous l'ai déjà dit : j'ai tout mon temps, je suis chez moi.
À bientôt, lecteur !
Et voilà ! Je suis de retour !
Oh j’oubliais ce détail : l’univers dans lequel nous évoluons en ce moment, toi et moi, ne respecte aucune des règles de l’univers physique ordinaire. Amusant, tu ne trouves pas ? Cette intemporalité qui nous réunit alors que nous ne vivons pas ensemble au même moment. Il n’y a plus d’heure, ici, plus de chronologie. Et encore, la temporalité n’est finalement qu’une petite chose parmi tant d’autres : « Qu’est-ce qui m’empêchait de crever les yeux de Daisy ? Mort de peur, je me répondais : rien. » Crever les yeux, changer l’ordre du temps. Il n’existe aucun autre obstacle à l’écriture que celui de l’imagination. Après tout pourquoi se cantonner à ce que nous ne connaissons que trop bien ? Pourquoi hier ne serait-il pas demain ? Pourquoi la pensée existerait-elle ? Tant de choses que l’on peut changer, que l’on craint de changer par peur de ce qui pourrait arriver. La poésie, bien sûr, s’y attaque… Mais sous l’angle exceptionnel de la beauté.
Passons donc à autre chose.
Danse du calumet de la paix exécutée par les sauvages . Ce rondeau est génial, il pourrait faire penser à un tourbillon implacable et sans fin se déployant au milieu de l'apocalypse. Un plan large vient constater avec calme la tristesse d’un monde au bord du gouffre, puis on revient brutalement à la folie de cette danse interminable.
Mais cela n'est pas le pire, lecteur. Le pire, c'est que tu liras jusqu'au bout de tes forces, jusqu’à ce que la fatigue te ramène brutalement dans l’univers ordinaire. Je m'interroge sur ce qui te fera reprendre ou pas ta lecture une fois que tu seras frais et dispos à nouveau… Je me demande ce qui pourrait te pousser à replonger dans les tréfonds de ce texte, je me demande ce que tu crois voir briller au fond de ces eaux troubles. Quel espoir, quel motif pourrait bien t'amener à venir avec moi aussi loin ? Chaque paragraphe que tu lis te rend plus incompréhensible, lecteur.
Encore les mêmes choses, toujours les mêmes choses. Aucune variation, aucun changement, le discours reste le même. Comment peut-on supporter la détestable, l'odieuse Habitude ? Cela est impossible, inconcevable, surréaliste. On ne peut décemment parcourir sans s'épuiser le même chemin en forme de boucle… Il arrive un moment où l'idée même du chemin nous devient insupportable, un temps où y évoluer nous devient impensable. On regrette, plus tard, de s'être fourvoyé en croyant y découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois. Ici, pas d'inconnu, pas de nouveau. Tu connais déjà tout de ce périple, lecteur, tu te fourvoies en croyant apprécier la balade…
Malheureusement ton esprit est rétif à mes paroles, n'est-ce pas ? Tu as cessé de me faire confiance à partir du moment où je t'ai avoué mentir pour te faire abandonner. Tu devrais le savoir pourtant, tout le monde ment. Peu l'affirment, voilà tout. Ces mensonges-là que je te confectionne, ami lecteur, ne sont que le reflet du vrai qui se terre au fond de l'abîme. Il ne font que déformer avec délicatesse une cruelle vérité que je ne peux te servir. Moi-même je n'ose la regarder. Tant qu'il est encore temps, nous devrions partir, et laisser ces terres arides à d'autres explorateurs anonymes, bientôt détruits par leur soif de découverte. Toi autant que moi, nous devrions nous en retourner de là d’où nous venons. Mais tu es seul à pouvoir le faire à présent ; ne manque pas cette chance qui t’es offerte, et laisse-moi donc aller seul à la rencontre de la noirceur au cœur de tout ceci.
Tu n'es pas parti, je le sais. Il est à présent inconcevable que tu aies abandonné. Et je suis resté également, ainsi que tu peux le voir. Cela signifie que nous sommes tous deux coincés ici pour l'éternité. Au-delà du tragique de cette situation dépossédée de son dénouement, cela signifie autre chose : jamais je ne pourrai finir d'écrire ce que tu n'auras jamais sous tes yeux. Cela me cause beaucoup de peine.
Ce que je vise n'est pas ta perte, lecteur, j'espère que tu l'avais compris. Je veux t'offrir un univers à la fois infini et refermé en lui, un interminable cheminement qui ne mène qu'à lui-même, au décor sans saveur. La seule joie dans cette affaire, la seule raison qui vaille la peine d'emprunter ces voies sans fin, c'est le plaisir de marcher, le simple plaisir de savoir que c'est l'infini que l'on arpente. N'est-ce pas là le rêve de tout lecteur, après tout ? N'est-ce pas là le seul désir qui t'anime lorsque tu lis ? « Qu'importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres ? »
C'est là ce que j'aurais voulu t'offrir. Je voulais l'impossible. Je ne peux que croire à l'infini, et croire en la parfaite fluidité de la l'écriture. Pas plus. Ces deux idéaux parmi tant d’autres ne sont jamais que des horizons : on ne s'en approche jamais, mais en s'avançant vers eux on découvre quantité de nouveaux pays dont on explore les coins et recoins. Certains s'y arrêtent un moment, prennent le temps de voir et d'entendre, avant de repartir ; d'autres découvrent un jour un pays accueillant et s'y installent jusqu'à ce qu’il s’y éteignent ; d'autres encore, insatiables, poursuivent sans relâche leur course folle vers cet horizon qu'ils ne peuvent atteindre, et ne retiennent des contrées qu'ils traversent que quelques villes, quelques mots… Mon voyage ne fait que commencer, lecteur, je ne peux pas t’emmener avec moi vers l’infini, pas encore.
Vois à quel point il est facile de divaguer, de parler de tout et n'importe quoi, d'exposer des idées aléatoires. On s'y laisse prendre soi-même avec tant de facilité que c’en est inquiétant. Enfin, les théorie et les belles phrases ont toujours été prisées par les imbéciles pensants, je ne vois pas en vertu de quoi je me refuserai à y prendre part. Continuons.
Enflammer la grande digue par deux fois, puis déraciner le grand chêne. Ensuite, replanter la Graine de la Science, puis attendre le temps d’un siècle que la pousse émerge. S’emparer du bambou des Trois Singes Sages sans animosité, le briser sur le crâne de l’ex-chef des Urubus puis poursuivre un sorcier des temps anciens par une nuit de pleine lune. Enfermer trois souris dans un bocal de maïs avant de penser à fermer la porte la nuit. Attraper huit fois la queue du chat qui n’en a que neuf, et cuire un toucan sauce. Chameau. Fermer la porte des Enfers au moyen d’une flûte à six schtroumpfs, et enterrer les restes de Cerbère dans le jardin des Hespérides.
Et sinon, ça va ?
Tu as bien conscience qu'un jour il faudra mettre fin à tout cela, que nous devrons ensemble assister au crépuscule. Et crois-moi, ce jour viendra plus tôt que tu ne le crois. Mais cela est-il si mauvais ? Souviens-toi, lecteur, nous avons parcouru un petit bout de chemin ensemble, ce qui n'est pas négligeable.
Ensemble nous avons écrit et lu, ensemble nous sommes entrés dans ce petit univers aux rêves de grandeur, ensemble nous constaterons sa disparition. Car oui, quand tu auras fini de lire ce texte et quand j'aurai fini de l'écrire, il s’effondrera sur lui-même : pour l'instant nous pouvons encore croire, toi et moi, à l'infini. Mais dès lors que nous ferons face à la chute de nos rêves, il nous sera impossible d'y revenir sans qu'un sournois parfum d'amertume nous envahisse le cœur. Nous serons condamnés à faire face à la triste nécessité de la finitude. Nous nous connaîtrons misérables.
Tu vois, lecteur, on peut y croire. On peut. Malheureusement, jamais je ne saurai si toi aussi tu as été un instant attaché à cette chimère. Cela me semble peu probable, en réalité… Tu es bien trop vif pour apprécier l’aspect d’infini que peut révéler le lent déroulement des mots. Oh, je suis le seul à blâmer pour cela, bien évidemment. Il m’aurait fallu tant d’années pour que toi aussi tu aies la chance de vivre cette illusion, tant d’années que je n’ai pas prises.
« Le voilà qui parle comme s’il était seul au monde à écrire, le pauvre. Il doit être vraiment mal en point pour tomber si bas… La découverte de l’impossibilité de réaliser une telle entreprise lui aurait-elle causé tant de peine ?
— Mais non ! Regardez donc la joie de vivre qui transpire dans ses paroles ! Seriez-vous aveugle pour ne pas reconnaître en lui la douce acceptation d’une défaite qu’il savait inéluctable ? Bien sûr, il n’y a pas véritablement cru : cela serait pure folie. C’est un simple jeu qu’il a décidé d’expérimenter l’espace de quelques instants, une boutade, une bagatelle, une distraction. Il ne faisait que s’amuser, voyons… »
Hélas, je sens bien que j'ai échoué à transmettre, je sens bien que toute la sincérité de l'entreprise n'aura été lue par toi que comme une petite légèreté. Et j'encours pour cela le second blâme, pour n'avoir pas su me montrer vrai alors même que je l'étais, pour n'avoir pas su t'entraîner là où je me trouvais moi-même, pour t'avoir fait croire à un pari qui, dès les premières syllabes, n'en était plus un.
Il ne s'est pas passé un instant hors du jeu sans que je ne sois sincère, tu dois le savoir ou du moins le lire. Après tout qu'importe si j'ai échoué, nul n'est mort, dirait-on. Comme si la mort avait le moindre mot à dire à l'infini, quelle immense mascarade ! Mais à présent que se révèlent à la fois l'échec de n'avoir pas su gagner à ce jeu qui faisait façade, et de n'avoir pas su briser ce même jeu à tes yeux pour te révéler la force et le cœur de ce qui se produisait, je m'affaiblis.
Le signal visuel, c'est moi.
(Et c'est en-dessous que ça se passe.)
Si vous débarquez de ce qui précède, sachez que ce qui va suivre casse l’ambiance (si toutefois ambiance il y avait)… 'fin bon… c’est vous qui voyez, après tout.
(Non vous ne rêvez pas : ceci était effectivement une transition ; il faudra vous y faire.)
En fait, retransition vers le truc d'avant (j'ai failli oublier Woodpecker, c'aurait pas été pardonnable) :
« L'éternité, c'est long, surtout vers la fin. »
(Le citer, par principe.)
Puis nouvelle transition vers le truc d'après :
Le truc d'après, il n'y en as pas. Toi, le petit nouveau, sache qu'avant ta venue, ici gisait du texte et des choses. Je, auteur, l'ai corbeillé. Comme ça.
Allègrement vôtre,
John, l'homme-arbre.
Là, c'est réellement Diem perdidi ...
RépondreSupprimerDiem, diem… Si peu…
RépondreSupprimerTotem mais sans tabous ton texte :)
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