dimanche 4 avril 2010

Mémoires

Huit jours.
Il les a presque tous oubliés.
En lui survient une vie…



Saloperies de substances. Je sais pas ce qu’ils m’ont fait prendre, en tout cas ça m’a vraiment foutu dans un sale état : en loques. J’me souviens même pas de ce qui s’est passé la semaine dernière. Foutu machin qui m’a mis hors service pendant huit jours. J’savais pas que ça existait, des trucs pareils, tiens. J’aurais peut-être pas dû aller à cette fête, finalement… Bon, maintenant c’est un peu tard pour se repentir, et puis j’ai l’air d’aller mieux. Par contre, je sais pas où je suis. Sur un banc, soit, c’est certain ; mais j’en sais pas vraiment plus. Comment j’ai pu finir sur un banc ? Franchement, une semaine de trou noir, et j’atterris sur un banc, j’suis vraiment le roi des trucs bizarres. Bref, banc ou pas banc, j’ai encore super mal à la tête. Yavait quoi dans ce qu’on m’a refilé, bordel ? Plus jamais, plus jamais je touche à ces trucs. Promis. Plus jamais je vais à leurs fêtes de merde. Tiens, ya quelqu’un assis à côté de moi. Une fille. Mais je m’en fous pour l’instant, j’ai vraiment trop mal à la tête. J'vais dormir un peu, ça ira sûrement mieux après.

Autour du jeune homme et de la fillette, une poussière tourbillonnante recouvre peu à peu les choses. Les ombres sont à l'oeuvre, envahissent l'espace, étendent une chape de silence et d'oubli sur le monde qui disparaît. Les ombres ont le temps, elles. Une autre vie fait surface.

J’ai volé. Oh, croyez bien que je n’en suis pas fier, mais j’avais faim, que voulez-vous… Il paraissait si riche, je me suis dit qu’il sentirait à peine la perte de quelques malheureux billets. Grâce à lui, grâce à son involontaire générosité, j’ai pu manger à ma faim, ça ne m’était pas arrivé depuis plusieurs mois. Vous ne pouvez même pas imaginer le plaisir que j’ai pris à savourer un repas simple et copieux ! J’en ai largement profité, j’ai célébré le hasard pour avoir jeté un œil sur moi, j’ai maudit la malchance pour m’avoir donné cette vie. J’ai levé mon verre, seul : « Au destin et aux bonnes tables ! » ai-je dit. Et après…
Après, je ne sais plus vraiment. J’ai fini mon repas, ça je peux vous le certifier… Je suis sorti du restaurant, n’est-ce pas ? C’est ce que je crois, en tout cas. Mais je ne me souviens de rien. Ca fait déjà plusieurs jours, j’en suis certain. Mais maintenant, je ne suis plus dans le restaurant, je suis sur un banc, certainement dans un jardin public quelconque : c’est là qu’on trouve des bancs, d’habitude. Comment je suis arrivé là ? Ah ça, je n’en sais pas plus que vous ! Mais je suis assis, c’est déjà ça. Je ne suis pas seul, maintenant que j’y pense… A côté de moi, il y a une petite fille, qui elle non plus n’a pas l’air de savoir ce qu’elle fait ici. Bah, peu importe, je vais attendre encore un peu : les souvenirs reviendront à un moment ou l’autre, il suffit d’être patient. Et puis au moins, j’ai de la compagnie, même si elle n’est pas très causante cette gamine.

Le soleil est gris, faible, éteint. Lui aussi est en train de disparaître. Le garçon et la petite fille ne s’en aperçoivent pas. Ils ne comprennent pas. Ils sont les deux derniers. Ils sont l'espoir.

Je suis sur un banc, il fait sombre, de plus en plus sombre. Je n’ai plus aucun souvenir des huit jours précédents. Qu’à cela ne tienne ! Je m’en suis toujours sorti en regardant devant moi, toujours ! Je ne sais même plus qui je suis, mais peu importe. Je regarde vers l’avenir, et c’est ça qu’il faut faire. Il faut que je continue d’aller de l’avant, seul, face à l’adversité. Je ne me laisserai pas faire, quels que soient les obstacles, et j’agirai avec courage, comme je l’ai toujours fait. C’est pourquoi je décide de faire face à la situation, sans détour. Je ne biaiserai pas, je m’élèverai avec force contre ce qui me fait face.
Mais rien ne me fait face. Je n’ai pas d’avenir non plus. Sans passé, sans avenir, je n’ai rien à combattre. Je ne peux pas m’être trompé pourtant ; je ne me trompe jamais, je… Je ne sais pas quoi faire, que quelqu’un m’aide ! S’il vous plaît, par pitié, aidez-moi, venez à mon secours !

Une larme coule sur la joue de la petite fille. Mauvais souvenir, peut-être.

Pourquoi suis-ici ? Il y a deux jours, je l’ai rencontrée. Oui, c’est bien ça, je me souviens… C’était dans l’allée V. Je lui ai parlé, demandé quelque chose. Elle était si belle. Et après ? Comment suis-je arrivé ici, sur ce banc, à attendre ? Il y a une fillette à côté de moi, peut-être qu’elle attend aussi, peut-être qu’elle en sait plus que moi. Mais je n’ose pas la questionner, je ne voudrais pas l’effrayer. Elle est si jeune. Mais elle aussi, elle attend, je n’en peux douter. Pour les mêmes raisons que moi ? Peut-être. Je vais la laisser un moment en paix, essayer de comprendre seul. Ma mémoire défaillante semble se jouer de moi ; je n’ai pas peur, mémoire, je ne crains pas de t’affronter. Voilà que je parle à ma mémoire. Suis-je fou ? Alors je comprends. Si je suis fou, tout ceci n’est pas réel. Je suis dans une chambre d’hôpital et j’imagine être assis sur un banc.
C'est vrai qu'elle était belle… Sa réponse, je ne m’en souviens pas ; mais a-t-elle répondu ? Des couleurs me reviennent en mémoire : du rouge et de l’ombre, beaucoup d’ombre. Ces couleurs ne sont pas les miennes, ce passé n’est pas le mien. Ces souvenirs ne m’appartiennent pas. Qu’ai-je vécu ces huit derniers jours ? Malgré tous mes efforts, tout reste flou, mouvant, insaisissable. Je marche sous une tempête de sable, dans le désert de ma mémoire. Mais rien ne m’empêchera d’avancer, je veux savoir. Je continue de lutter contre ces souvenirs, je continue d’avancer.
Je lui donnerais dix ans peut-être. Elle a le regard fixe, perdu. Elle aussi est perdue, je peux le sentir, je le sais. Tout son corps est crispé. Elle supporte un poids, elle aussi. Mais quel poids ? Pourquoi ?

Les ombres déposent peu à peu leur voile profond sur le monde, la grisaille domine les éléments. Au centre, trois points lumineux percent les ténèbres, et un quatrième, plus faible, luit encore. L’un de ses yeux est presque éteint.

J’étais médecin. Oui, sans aucun doute. C’est tout ce qu’il me reste de mémoire, et encore je n’en suis pas certain. Que s’est-il passé ces huit derniers jours ? Je n’en ai aucune idée. Et avant… J’ai opéré des gens, j’étais donc chirurgien. Et puis c’est arrivé, il y a une semaine. Il faut absolument que je m’en souvienne, que je me rappelle cet événement. Mais je ne parviens pas à le saisir, je ne peux pas aller au-delà de l’impression, de l’intuition : quelque chose s’est produit, quelque chose d’abominable. Pourtant, j’ai toujours eu bonne mémoire, j’ai toujours su garder à l’esprit les événements du passé. Cette fois-ci, je ne peux pas préciser mes souvenirs. Que se passe-t-il ? Je ne comprends pas, c’est insupportable, jamais ça ne m’était arrivé.
Peut-être que cette jeune fille peut m’aider, celle qui est assise à côté de moi. Je tourne la tête vers elle, j’essaie de parler, je n’y arrive pas. Lentement elle tourne la tête vers moi, et me fixe sans un mot. J’observe alors son visage, et constate que son œil droit est inerte, comme mort. Je veux à nouveau parler, lui demander ce qui lui est arrivé. À nouveau je n’y parviens pas. Je n’ai plus de contrôle sur mon corps, c’est insupportable. D’abord la mémoire, puis la parole : je n’en peux plus ! Je tente de hurler. Impossible. Je vais devenir fou. Je le suis peut-être déjà. Que s’est-il passé ? Il y a huit jours. Il y a huit jours. Il y a huit jours. Réfléchis ! Tu est capable de trouver, de comprendre ! Mais j’ai beau m’exhorter, l’exercice semble impossible. Je suis tellement fatigué… Mais il faut que j’y parvienne. Je dois comprendre.

La quatrième lumière s’est évanouie. La nuit continue d’étendre son empire, elle ne craint plus ni l’homme ni la petite fille.

Qui est-elle ? Je dois savoir, je dois comprendre. Elle m’accompagne, elle est assise avec moi sur ce banc, je dois savoir pourquoi. Je ne l’ai jamais vue, mais son visage m’est familier, profondément familier. Elle est de ma famille, peut-être. Je réalise que je ne sais pas quelle est ma famille, je ne sais pas même qui je suis. Peu importe, je dois savoir pourquoi nous sommes ensemble. Un souvenir me revient brutalement : j’étais médecin. Non, autre chose : j'étais dans l'allée V. D'autres souvenirs, différents, me reviennent, m'assaillent par centaines, par milliers ; mais il faut que je me concentre sur elle, je le sens. Je me tourne vers elle, je tente de parler. Je ne peux pas. Très bien, je ne parlerai pas, je n'en ai pas besoin. J’essaie alors de bouger mon bras. Les ombres semblent presque solides autour de moi, chaque mouvement est un combat.
Les ombres… Je réalise soudain qu’elles sont là. Pourquoi ne les avais-je pas remarquées avant ? Autour du banc elles sont amassées. Elles sont pesantes, oppressantes. Je regarde autour de nous, elles sont partout. Elles dominent l'espace, contrôlent tout. Je ne pourrai pas les vaincre, c'est impossible. Je sens une larme sur ma joue, celle de l'abandon. Je laisse mon bras retomber, ma main frôle la sienne. Un frisson, puis…

Deux points brillent avec force au milieu du néant. Seuls.

Je sens… quelque chose… suis-je mort ? J’aimerais l’être. Je souffre tellement. Quelqu’un est près de moi, me secoue, me malmène. Laissez-moi, je veux partir ; laissez-moi en paix. J’ai sommeil, tellement sommeil. Je me sens partir. Enfin…

Du mouvement. Un petit corps qui se débat dans les ténèbres.

Je croyais en avoir enfin fini. Mais quelqu’un en a décidé autrement. Une douleur au bras. J’ouvre les yeux, je regarde. Une goutte de sang perle sur les bords de la morsure. Rouge. Je lève doucement les yeux, et croise le regard d’une jeune femme. Ses yeux brillent d'un extraordinaire éclat. L’espace d’un instant, je vois un autre visage à sa place : un visage cadavérique, ravagé, un œil mort, l’autre mourant. Puis le visage disparaît, je fixe ce regard lumineux et y puise une force nouvelle. Quelque chose revient en moi. Des souvenirs. Tous les souvenirs. Je fixe mon bras. Une nouvelle goutte de sang apparaît, roule sur la peau et tombe. Elle va s’écraser loin en-dessous et soulève des volutes de poussière, laissant sur le sol une marque indélébile. Rouge sang.

Les ombres hésitent.

Sur son visage, un sourire. Mon visage lui répond, je lui tends ma main, la sienne vient s’y poser.
Puis je comprends, elle aussi. Nous sommes tout.

Au rouge succède l’orange, puis le jaune, le vert. Les ombres chassées s’évanouissent.

Je suis enfin réuni.
Pour combien de temps ?

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