vendredi 23 avril 2010

Une journée ordinaire

Cet article vous est proposé par :
- Ferrero
- La barbe de Karl Marx
- Le troisième tiret


7h15 : Le soleil fait son entrée. J'ouvre un œil, puis l'autre (dans ce sens-là, sinon ça plombe la journée). La paupière encore lourde, le pas hésitant, je me lève et me rends sur les lieux de la prise quotidienne du petit déjeuner. Tout a l'air parfaitement normal, mais… Il y a quelque chose… Une espèce de truc qui flotte dans l'air, inhabituel, impromptu.

7h34 : J'entame mon petit déjeuner. Cette étrange sensation ne m'a pas lâché : il se passe quelque chose. Le mystère attendra, j'ai faim.

7h38 : Une délicieuse tartine de Nutella© tombe sur le sol du côté nutellifié, et me permet d'observer une nouvelle fois la validité empirique inéluctable de la loi de Murphy.

8h01 : Afin de parfaire mon réveil, je sors un moment voir si l'air est moins transparent dehors. Au moment d'ouvrir la porte, j'ai la désagréable impression d'être observé. Je m'arrête un instant, la main sur la poignée, puis me retourne brusquement.
Rien.
Soit l'intrus est d'une discrétion démoniaque, soit j'aurais dû dormir quelques heures supplémentaires.

8h02 : Je suis déçu : l'air est tout aussi invisible ici qu'à l'intérieur.

8h27 : La fraîcheur du matin (qui lui aussi se lève tôt) m'a fait du bien. Je reviens à l'intérieur, prêt à m'attaquer à… Il se passe définitivement quelque chose. Tout n'est pas à sa place. Un verre a bougé, là ! Il n'était pas sur ce côté de la table. Pourtant je suis seul chez moi… J'hésite un moment : faut-il faire confiance à ma mémoire ? Après quelques hésitations bien senties, je me dis que « non » (mot pour mot). Si le verre ne s'est pas déplacé, c'est que j'ai le cerveau en rade.

8h28 : Circonspect tout de même, je m'assieds tout en scrutant attentivement le verre. Il se sent observé, je le sais. Fautif ou pas, il est coincé maintenant. Il n'osera rien faire tant que je le surveille.

8h29 : Je m'attelle à ma passionnante tâche quotidienne.

8h54 : Le verre a bougé. J'ai relâché mon attention l'espace d'une seconde, et le saligaud a cru bon d'y voir l'opportunité de se distinguer. Quelques centimètres à peine : juste assez pour attirer l'attention, juste assez pour que je puisse douter de mes sens. Je sens pointer une insidieuse perfidie sous le regard glacé de sa corolle de cristal.

11h30 : Plus de deux heures se sont écoulées sans aucun problème (d'habitude il y a des ratés dans la bonne marche du temps, tout le monde sait ça). Le verre n'a commis aucune frasque supplémentaire. Je devais être sous le coup d'un post-sommeil particulièrement trompeur, me dis-je. Rassuré, je me lève afin d'aller assouvir un besoin naturel (à savoir balancer des tomates sur les gens qui passent devant chez moi).

11h57 : Je reviens vers la table de travail. Bien que convaincu d'avoir rêvé quelques heures plus tôt, j'hésite à jeter un coup d'œil, mais la curiosité l'emporte : horreur, le verre s'est ombré d'une délicate teinte bleutée. Je fais mine de n'avoir rien vu, et décide de l'ignorer. J'en ai maté des plus coriaces que ça, il ne fait pas le poids.

12h48 : Tout de même, cette histoire de bleu m'intrigue, et mine ma concentration. Durant tout le repas je n'ai pas cessé d'y penser. Le verre est là, calme, posé, il attend. Je décide alors de consulter un dictionnaire verre/humain. Je pars à la recherche d'un tel ouvrage.

13h37 : Dans la rue, je passe devant une pharmacie et constate avec délectation qu'il est 13h37.

15h50 : Étrangement, le seul endroit où je pus trouver cet ouvrage fut le fin fond d'une vieille librairie poussiéreuse. J'étais le seul client, personne dans la rue ne semblait voir l'enseigne. Le libraire, un petit vieux dégageant un étrange charisme, me donnait l'impression de l'avoir déjà rencontré, sans savoir où ni quand. À peine entré, il me désigna du doigt un rayonnage dans les tréfonds de la boutique avec un air complice et un sourire énigmatique, sans prononcer un mot. Je n'eus pas à chercher plus de quelques secondes. Le dictionnaire était vieux, comme s'il venait d'un autre temps. Sous mes doigts il sembla s'animer d'une vie propre, s'éveiller. La reliure était magnifiquement réalisée, et d'étranges symboles étaient gravés sous le titre, ceux d'une langue inconnue mais pourtant familière. Quand je voulus revenir vers l'accueil de la boutique, le petit vieux avait mystérieusement disparu ; le comptoir était enseveli sous une couche de poussière, comme laissé à l'abandon depuis des décennies.
Je me demande s'il faut retenir quelque chose de tout ceci. Peu importe, j'ai mon dictionnaire. Je sors et reprends la direction de mon chez-moi.

16h02 : Dans la rue je croise un perroquet à bicyclette. Je savais, moi, qu'il se passait quelque chose aujourd'hui.

16h13 : De retour chez moi (home sweet home), je regarde à « bleu ». Et j'y lis avec stupeur ou étonnement (peut-être même les deux à la fois) que « le bleu est annonciateur du plus grand danger que vous puissiez connaître. S'il est bleu, le verre vous provoque en duel, un duel à mort dont l'un de vous deux ne réchappera pas. Fuyez pendant qu'il est encore temps. Quand le verre sera totalement opaque, il sera trop tard, le duel commencera. Vous n'avez aucune chance de triompher ». Assez peu rassuré, je réfléchis tout de même. Le temps m'est compté, le verre me paraît déjà moins translucide que tout à l'heure. Le dictionnaire m'annonce que la durée du processus peut varier de huit à quinze heures. Disons que tout a commencé un peu avant midi. J'ai donc encore un peu de temps. Je décide de me battre, peu importent les mises en garde du dictionnaire.
Je repars pour la librairie.

16h22 : Le perroquet semble excédé et pédale rageusement. Je suis tenté de lui dire que sa bicyclette ne lui a rien fait mais, dans le doute, je préfère le laisser tranquille. On ne sait jamais de quoi elles sont capables.

16h35 : Le petit vieux n'est pas là. J'entre et retourne immédiatement à l'endroit où j'ai trouvé le Dictionnaire. J'ai bien fait de venir ici : le rayonnage tout entier est consacré aux verres. Une idée me vient à l'esprit. Non, ce n'est pas… J'observe le rayonnage suivant : lui-aussi. La librairie entière semble être réservée à l'étude des verres. Comment trouver le livre qui m'aidera dans cet énorme amoncellement ? Réfléchissons : le dictionnaire semblait considérer le combat comme perdu d'avance, et n'envisageait pas même que l'on puisse vouloir faire face. Il doit donc exister peu de livres sur ce sujet. Il me faut donc chercher au cœur des rayonnages les plus reculés.

16h57 : Après vingt minutes de recherche, je l'ai enfin trouvé : un vieil ouvrage miteux, qui semble avoir pris l'eau, mais toujours lisible. Fébrile, je commence à le parcourir.

18h21 : Page après page, j'apprends de plus en plus de détails, d'astuces. Je lis des anecdotes, des résumés de combats d'anthologie. Je vois des victoires, mais surtout des défaites, et peu de survivants pour en parler. La peur me saisit, et je songe à laisser tomber et à fuir. Mais je poursuis ma lecture vaille que coûte.

19h10 : J'ai enfin terminé. Je repose le livre. Je suis terrifié mais je combattrai. J'ai compris que jamais je ne pourrai fuir assez loin pour y échapper. Il faudrait vivre perpétuellement dans l'ombre, et je n'en suis pas capable. Ma seule chance est de vaincre.

19h30 : Je suis presque revenu chez moi, et le perroquet ne s'est pas montré. Je commencais à m'habituer à sa démarche cyclopédique.

19h32 : Le verre s'est encore opacifié. Je m'assieds dans un fauteuil et me prépare à une attente qui s'annonce insoutenable. Le jour décline peu à peu.

19h39 : L'attente est effectivment insoutenable. Chaque seconde me rapproche de mon destin. Mais je m'oblige à rester assis, je garde mes forces pour ce qui m'attend.

19h42 : Une mouche passe. Un ange la talonne de près. J'observe le manège quelques minutes, puis me lasse alors que l'ange en est déjà à deux tours d'avance. Aucune chance de retour pour la mouche : plus de surprises, plus d'intérêt. Je reprends ma veille.

19h53 : Le verre tressaille en face de moi. Je comprends que huit heures se sont déjà écoulées, et qu'il tient à me le faire savoir. Je ne cèderai pas face à la pression, je ne lui ferai pas ce plaisir.

20h08 : On sonne à la porte. Je manque de tomber de mon fauteuil. Sans quitter le verre des yeux, je me lève. J'ouvre, c'est elle. Je lance alors : « S'il m'arrivait quelque chose, sache que je t'ai toujours aimée ! » et referme la porte.

20h16 : Elle est finalement partie après avoir annoncé que si je n'allais pas bien, je pouvais appeler. Je regrette de ne plus sentir sa présence, mais c'est un combat qu'il me faut mener seul, je le sais. Le verre me nargue méchamment depuis son trône de bois. J'ignore ses provocations.

20h45 : Le jour est presque couché maintenant. La pièce est plongée dans la pénombre. Sur la table, le verre, sûr de lui, me fixe intensément. L'air s'épaissit, la tension devient presque palpable. Je lui envoie une pique cinglante, il ne répond pas.

21h12 : L'attente devient insupportable. Je sens que le moment est proche. Le verre tressaile, lui aussi est tendu, je le sais. Tout arrogant qu'il soit, il me craint.

21h15 : Nous sentons tous deux qu'il est temps. La tension est à son paroxysme. Le verre lentement se déploie, puis le combat s'engage. Le verre attaque le premier, mais je comprends sa manœuvre. Je pare avec adresse, je lis la surprise sur son socle ; il recule l'espace d'un instant, j'en profite pour tenter à mon tour une attaque fulgurante. Il esquive, l'attaque manque sa cible et va s'écraser contre le mur.

21h21 : Le combat se poursuit. Je constate avec stupeur qu'il est exactement 21h21. L'air crépite de nos échanges mortels.

21h34 : Alors que je tente une audacieuse passe improvisée sur l'instant, le verre s'efface pour me laisser frapper le vide. Je tente de revenir en défense, mais trop tard : sa contre-attaque vient me blesser cruellement à l'épaule. Je parviens à le repousser juste à temps.

21h48 : Ma blessure me lance, le sang coule le long de mon bras gauche, presque inutilisable maintenant. Je n'ai plus beaucoup de temps pour le vaincre avant de sombrer dans l'inconscience. Mais le verre se barricade, maintient ses barrières en place, il sait que je ne tiendrai pas. Je ne trouve aucun angle d'attaque, je commence à perdre espoir.

22h01 : Je suis presque mort, je le sais. J'ai perdu, j'ai échoué. Peu à peu mes mouvements ralentissent, mes attaques se font moins puissantes. Dans un éclair, j'aperçois l'expression du verre, méprisante, hargneuse. La haine que je ressens en lui me donne le courage de l'affronter dans  mes dernières secondes de lucidité. Je ne peux pas perdre, je ne peux pas mourir ici, je ne veux pas la perdre. Cette chance est ma dernière, et je le sais. Je me fends pour porter un dernier coup d'estoc. Le verre, confiant, pare avec aisance. Je lance alors mon bras blessé dans sa direction. Il est pris au dépourvu, je parviens à le saisir à la jambe. La douleur irradie mon épaule, incandescente, tandis que je resserre ma prise. Avec la rage d'une bête blessée, j'envoie une ultime gerbe d'énergie qui parcourt mon bras pour jaillir au cœur du verre avec la force d'un ouragan. Blessé à mort, il s'effondre dans la luminescence de nos derniers instants de combat.

22h02 : Je perds peu à peu conscience. Je me traîne jusqu'au téléphone, j'ai le temps de composer son numéro avant de m'enfoncer dans les ténèbres.

2 commentaires:

  1. Piotr Marxovitch2 mai 2010 à 01:00

    Ben voilà, un beau head-shot qui te désigne comme futur pigiste pour le journal BL à venir.

    RépondreSupprimer
  2. Ce sera grand.

    RépondreSupprimer