samedi 17 avril 2010

Tribulations d'un esprit tourmenté

N'empêche : avec un titre pareil, vous-êtes prévenus, hein ? Bon, très bien, tant mieux.

Comme l'indique ledit titre en question susnommé dont nous parlions à l'instant (cf. plus haut), je vais vous narrer les fabuleuses et passionnantes aventure de Bob, alias l'esprit torturé qui voulait devenir un chat avec un chapeau de paille. Presque, à un Ouzbek près.


Bob était un brave esprit, entreprenant et courageux. Mais Bob était casanier, et depuis toujours il vivait seul avec lui. Un jour, il lui prit une folle envie, irrésistible : Bob voulut aller découvrir le vaste monde. Alors, pour la première fois, Bob sortit de sa demeure en lui-même et s'en alla à la découverte du vaste monde. Le premier que Bob croisa fut Piazzolla, une véritable chance pour lui : Astor lui enseigna la vie, la violence, la tristesse, le romantisme, tout ça par la passion de ses tangos. Guilleret et enthousiasmé par cette première leçon d'existence, Bob quitta Piazzolla et s'en alla découvrir d'autres aspects du vaste monde, sentant qu'il y avait là un sacré filon. Bob ne regrettait pas d'être au dehors de lui-même. Il sentait qu'il y avait beaucoup à découvrir, et se voyait déjà promis à un avenir radieux.

Au détour d'une après-midi festive, Bob vit Delacroix peindre sous ses yeux Rodrigue après la bataille. Bob apprit alors à se servir de ses yeux, il apprit la vivacité, la fulgurance du geste du peintre virtuose. Avec Delacroix, il vit à nouveau l'art en action : sublime, vivant, coloré. Ravi, Bob commencait à apprécier ce nouveau monde, à oublier l'étroit être dans lequel il était resté si longtemps enfermé. Il sentait de plus en plus l'allégresse l'envahir, et le monde se parait de couleurs nouvelles et délicieuses qu'il regardait avec étonnement et émerveillement.

Bob fit alors une rencontre étonnante : Debureau. Il vit le mime, il apprit la beauté et l'émotion dans la délicatesse du mouvement, dans la maîtrise du geste. Bob comprit comprit comment se servir de son âme, comprit la danse du corps dans son expression la plus pure. Puis il voulut entendre. Piazzolla lui avait appris à entendre, alors il voulut entendre Baptiste. Il assista à son procès, il entendit Baptiste. Bob fut ravi. Avec ses découvertes, il affinait son âme, se sentait devenir plus sensible aux choses et aux êtres qui l'entouraient. Enfin il voyait, il entendait, il ressentait.

Bob repartit très vite à la découverte du vaste monde. Il croisa tant d'autres hommes qu'il oublia presque tous leurs noms. Bob apprit à vivre, à sentir, à espérer, à croire, à penser. Puis Bob connut son premier amour. Elle s'appelait Sigma. Puis ils se quittèrent. Bob pleura, et repartit sur les routes du Joyeux Monde, plein d'une énergie nouvelle. Il avait connu la rupture, se disait-il. Il avait vaincu la rupture, se disait-il. Lui qui avait désormais vécu la tristesse et le désespoir d'un amour brisé pouvait faire face à tout le reste. Alors il arpenta les routes du monde, longtemps ; dans ses veines coulait la même fougue qu'aux premiers instants. Bob devint un vérétan, un vieux briscard des chemins tortueux des continents de ce monde qui désormais lui appartenait. Il acquit la confiance, l'assurance de son savoir sur les choses. Il était devenu un ancien, plus rien ne pouvait le surprendre. Il connaissait les moindres recoins de ce monde, s'y sentait chez lui maintenant. Sa maison était le monde, son âme l'humanité entière.

Puis Alice apparut. Bob ne s'y était pas préparé, n'aurait jamais pu. Lui qui pensait avoir déjà tout connu tomba dans un abîme sans fond. Lui qui avait parcouru le monde se perdit dans les couleurs de ses yeux. Lui qui avait connu tous les sentiments se sentit plongé dans les méandres d'une passion qu'il ne comprenait plus. « L'amour », se dit-il. « On m'avait prévenu, pourtant », eut-il le temps de penser avant de sombrer. Ce fut alors la fin de Bob, le début de sa chute sans retour dans les abysses. Alice ne l'avait pas vu, Alice était passée devant lui sans le voir. Alice l'avait trahi. Bob se sentit seul à nouveau. Seul dans un monde auquel il ne se sentait plus appartenir.

Alors Bob quitta le monde qu'il avait connu l'espace d'un souffle, et revint en lui-même. Il trouva la porte avachie et branlante, il peina à l'ouvrir. Son intérieur était poussiéreux et dévasté, comme laissé à l'abandon après l'ouragan. Bob s'âbima, se jeta à corps et âme perdus dans ce nouveau travail, Bob se reconstruisit en lui-même. Il mit la poussière au dehors, remit de l'ordre dans les meubles, repeignit les murs. Ce travail lui prit des années, des années d'oubli pendant lesquelles il ne pensait plus qu'à retrouver son chez-soi, son ancienne vie, son ancien être. Il espérait revenir aux temps anciens de son ignorance. Puis un jour, il eut fini. Il ajusta le dernier cadre sur un mur aux couleurs chaudes, et s'affala avec soulagement dans un large fauteuil.

Bob pensa, et Bob repensa encore. Il ne bougeait plus, ne pouvait que penser. Tout était en place, tout était comme avant, mais il y avait autre chose, que Bob ne comprenait pas. Il ressentait comme un vide en lui-même. Quelque chose le gênait encore, sans qu'il parvienne à le saisir. Il fouilla la maison entière, frénétiquement. Puis cela lui revint comme un choc, en un mot : Alice. Il comprit que rien n'était pareil au passé, que rien ne pourrait plus jamais être pareil. Il comprit qu'il avait tout perdu en même temps qu'il avait appris à vivre. Alors Bob resta chez lui, il resta dans ce fauteuil, jour et nuit. Il ne pensait plus, il ne voulait plus penser, il sentait le poids de sa mémoire lui écraser le cœur, sans relâche. Bob tenta de s'enfuir. Il sortit à nouveau, il retourna voir Baptiste. Mais à son procès il croisa l'ombre d'Alice, au cœur de la foule. Il retourna voir Pizazzolla, entendit la voix d'Alice dans la plainte des violons. Alors Bob s'en retourna en lui-même. Il s'effondra au sol et pleura. Longtemps. Il oublia tout pour ne plus se souvenir que de sa peine intarissable. Plus jamais Bob ne sortit de lui-même.

Mais au fil du temps, ses sanglots pointèrent au dehors. Un jour qu'un passant se trouvait là par hasard, celui-ci les saisit au vol. Il fut ému, bouleversé, retourné par ces chants de désespoir qui s'élevaient de cette vieille bâtisse dévastée. Puis il en fit venir d'autres, et l'on vit bientôt une foule s'amasser autour de ce mystérieux endroit d'où s'exhalaient tant de tristes beautés. Personne n'osa jamais en franchir le seuil, personne n'osa s'aventurer trop près. On célébra la bâtisse. Si certains se souvinrent de ce jeune homme qui avait voulu découvrir trop vite le vaste monde, on ne les entendit pas, et Bob fut rangé à jamais dans les archives de l'oubli. Ne restèrent que les sanglots et la vieille demeure.





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« Lapinou is watching you. » George Orwell, 1984

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