mercredi 12 janvier 2011

Décalé

   Tout commença à ce moment-là. On frappa à la porte, aux alentours de midi. Ce fut Lisa, réveillée par le bruit, qui alla ouvrir. Un inconnu était là, costume noir, chemise blanche, un air des plus enjoués. Il annonça, la voix empreinte d’émotion : « Je suis venu aussitôt que possible, je tenais à vous féliciter de vive voix ! ». Lisa, incrédule, ensommeillée, lui demanda ce dont il s’agissait, s’il était une sorte de représentant, de démarcheur ou quoi que ce soit. L’homme parut surpris au plus haut point, et répondit, un peu hésitant : « Mais enfin, votre enfant, voyons… Je viens pour la naissance. Mes félicitations ! ».
   Lisa crut d’abord à quelque sorte de mauvaise blague. Elle répliqua, catégorique : « Je suis sincèrement désolée, vous faites erreur : je ne vous connais pas, et d’après ce que j’en sais, je n’ai pas la chance d’être mère. Bonne année, monsieur. »
   Sur ces mots elle referma la porte au nez d’un visage de pur étonnement et retourna se coucher aux côtés de son mari. Déranger les gens un lendemain de réveillon, on n’avait pas idée, vraiment.
   « Qui c’était ? lui fit ce dernier d’une voix pâteuse.
   — Une sorte de zouave encostumé venu nous féliciter pour une naissance. Peu importe, tu peux te rendormir. »
   Aussitôt après avoir prononcé ces mots, elle s’en voulut un peu d’avoir aussi brutalement congédié cet individu, qui avait pourtant paru des plus sincères. Il pouvait s’agir d’une simple erreur, après tout, elle avait certainement manqué de politesse. Mais elle retomba rapidement dans le sommeil et disparurent questions et remords.

   Le lendemain, l’incident était complètement oublié. Et son souvenir se serait à jamais évanoui s’il ne s’était produit, le premier janvier de l’année qui suivit, un événement similaire. Ce jour-là, on frappa à nouveau à la porte aux alentours de midi. Pour la deuxième fois ce fut Lisa, déjà debout, qui alla ouvrir. L’homme se tenait sur le palier, droit, distingué, souriant. Alors elle se souvint tout à coup de cet individu qui s’était trompé de maison un an plus tôt, qu’elle avait méchamment rabroué. Elle eut un peu honte en le revoyant. Mais lui ne paraissait pas rancunier, et lui dit d’un ton joyeux :
   « Bien le bonjour ! Je ne dérange pas j’espère. Je viens pour son premier anniversaire, et je me suis permis d’apporter un petit quelque chose. En espérant que cela lui plaira. »
   Il tenait dans sa main un beau livres d’images qu’il tendit à Lisa. Celle-ci, vaguement interdite, refusa posément le cadeau, et lui expliqua à nouveau qu’il faisait erreur, qu’il n’y avait eu aucune naissance, et qu’un tel objet n’avait pas grand chose à faire dans cette maison. L’homme, à nouveau, laissa paraître un mélange d’étonnement et de dépit, comme si la situation tout à coup lui échappait complètement. Il s’excusa platement, fit demi-tour et s’en alla, emportant avec lui son livre d’images. Lisa resta un moment sur le perron à l’observer, se demandant qui pouvait être cet homme étrange, qui par deux fois avait semblé si sûr de lui. Puis elle rentra, ferma la porte, et l’incident fut à nouveau rapidement oublié.
   Mais un an plus tard, il réapparut. Même jour, même heure, il venait pour le deuxième anniversaire de l’enfant, avec « un petit quelque chose ». Lisa fut contrainte encore une fois de lui exposer la situation, étonnée qu’il revienne chaque année avec la même idée en tête. Ce fut le même air déconfit qui se peignit sur le visage de l’homme, comme s’il faisait face à quelque chose qui dépassait son entendement. Et il repartit avec son présent, sans que Lisa n’ait pu en tirer plus que de vagues balbutiements d'excuse.
   La même chose se produisit encore les trois ans qui suivirent ; il revenait, demandait des nouvelles, apportait un cadeau. L’idée germa dans l’esprit de Lisa que cet homme était simplement fou, qu’il avait une sorte de besoin de venir chaque année s’enquérir de la vie d’un enfant qui n’existait pas. Elle s’habitua alors à cet inconnu, s’habitua à lui expliquer qu’il faisait erreur, à le voir s’en repartir avec cet air de déception et d’effarement mêlés.
   Mais le premier janvier de la septième année, il n’y eut personne pour frapper à la porte. Lisa l’avait attendu jusqu’à une heure de l’après-midi, mais elle avait fini par comprendre qu’il ne viendrait pas, qu’il ne viendrait peut-être plus. Ce fut pour elle un soulagement, mêlé cependant d’une pointe de regret. S’il était fou, il n’en était pas moins sympathique, et elle avait fini par s’habituer à ses manières polies. Malgré tout le soulagement l’emportait sur l’habitude, et la perspective de ne plus avoir affaire à cet étrange individu lui était plutôt agréable.

   Et peu à peu l’inconnu disparut de sa mémoire, s’effaça et prit place au sein de la grande assemblée des souvenirs oubliés. Lisa poursuivit le cours de son existence, jusqu’à ce que surgisse un jour un bouleversement de taille : elle tomba enceinte. Ces événements se déroulent sept ans après que l’inconnu est venu pour la dernière fois, et a souhaité à l’enfant inexistant un joyeux sixième anniversaire. Lisa ne se souvient plus du tout du singulier visiteur, à présent. Neuf mois plus tard, le bébé fait son entrée. Nous sommes un premier janvier.
   L’enfant est entouré de joie, Lisa et son mari le cajolent et l’aiment férocement.    Il grandit dans cette atmosphère chaude et rassurante, on lui offre une éducation soignée, une école de qualité, tout ce qu’il faut pour une entrée de choix dans la vie.

   Les années passent, et le jour de son septième anniversaire, en pleine préparation de la fête, Lisa entend que l’on frappe à la porte. Elle va ouvrir. L’inconnu est là, sur le palier, droit et distingué comme avant. Alors la mémoire lui revient brutalement ; elle se souvient soudain de ces visites à répétitions, chaque année, elle se souvient de cet inconnu qui semblait convaincu de l’existence d’un enfant imaginaire. La coïncidence l’amuse beaucoup, elle en fait part à l’homme en plaisantant :
   « Oh, c’est vous ! Je craignais presque de ne jamais vous revoir, saviez-vous. Eh bien je peux enfin vous dire aujourd’hui que vous ne vous êtes pas trompé ! Notre enfant a maintenant sept ans. Je suppose que c’est la raison de votre venue, n’est-ce pas ? »
   L’inconnu ne dit rien, l’air un peu embarrassé, semble chercher ses mots. Il n’apporte aucun présent cette fois ; il n’a plus cet air enjoué qu’elle lui connaissait. Après un moment de silence, il déclare à Lisa :
   « Je ne sais comment vous parvenez à paraître aussi gaie en un tel moment. Je ne vous accuse en rien, non, je ne sais que trop bien à quel point vous l’aimiez, à quel point vous avez été une formidable mère… »
   Un silence à nouveau. Puis il reprend avec peine :
   « Si jeune, c’est terrible, je ne sais que dire… Mes condoléances, Madame, mes sincères condoléances… »

6 commentaires:

  1. C'est ignoble, mais rondement mené, petit côté "trucs qu'on se raconte autour du feu pour le frisson", thriller, etc. Avec de la (bonne) littérature en prime, et ça, c'est important.

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  2. La littérature de (merci) feu de camp : un genre en soi.

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  3. Pourquoi ? Pourquoi fallut-il que vous démystifiâtes ma Lisa ? Il en est pour qui la cruauté n'entend aucune limite.

    (M'en fous. Cette Lisa-là, elle est autre. Voilà.)

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  4. Atroce mais très prenant ! Un texte rondement mené, en effet ! Bravo !

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  5. Octarine, que la grossesse maintenant effraie30 janvier 2011 à 20:51

    J'aime. Avec un grand Y.

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