Aujourd'hui, nous allons parler de la seule chose dont on ne doit prononcer le nom qu'en prenant des pincettes à sucre et en marchant sur la pointe des pieds avec des chaussons rembourrés : LA MORT ! HA HA HA ! (rire de défi dans le plus pur style « viens m'chercher si tu l'oses ») (tous en espérant bien entendu qu'il ne mettra pas à profit cette occasion pour faire des heures supplémentaires) (oui, la Mort est masculin ; ceux qui dorment au fond, vous me ferez cent lignes en hébreu). Ceci étant dit, vous êtes prévenus.
Précisons les choses. Oui, précisons, parce que le sujet est vaste, quand même. Tellement de choses ont été dites dessus que ça en deviendrait presque un sujet philosophique privilégié (mais presque, hein). Nous, on ne va pas s'occuper de savoir si l'être humain est déterminé par la conscience de sa propre finitude, ou s'il faut mettre des chaussettes épaisses pour y aller ; tout ce bordel ne nous intéresse pas.
Ce qui nous intéresse nous, c'est la beauté de l'être humain dans l'expression de son ultime essence.
Le dernier mot, donc.
Pour introduire cette notion complexe, prenons un exemple frappant : la crevette de midi. Déjà dans l'assiette, elle avait paru louche, cette crevette. Mais dans le ventre, elle est encore plus douteuse. Ça remue, ça s'agite, c'est désagréable. (Si vous avez mangé des crevettes à midi, vous êtes autorisés à avoir peur.) Et là, on sent que la fin est proche (oui, parce que j'abrège le processus, sinon on en finira jamais). Une seule question nous vient à l'esprit : « mais que vais-je dire ? » (c'est effectivement la question que devrait se poser tout esprit rationnel, une évidence complète et absolue, un axiome même). Eh oui… Que laisser à la postérité ? C'est important, la postérité, vous savez. Il faut la soigner, sa petite postérité, ce genre de bestioles est fragile.
Donc, on cherche, et là, PAF ! Le bon mot, la phrase qui tue ! On la prononce et on s'éteint calmement. Le monde oubliera peut-être qu'on a été terrassé par un fruit de mer.
En réalité, tous ne se posent pas forcément cette question. Tous ont ce geste ultime, mais il revêt quantité d'apparences différentes : un arc-en-ciel émotions est représenté ; on y trouve le courage, la joie, la mélancolie, le refus, le soulagement, ou simplement un air singulièrement blasé.
Sauf que des dernières paroles célèbres, il y en a tellement que j'ai dû en sélectionner quelques unes (tirées du librio Le dernier mot). Les voici, donc, agrémentées quand c'est nécessaire de leur contexte.
D'abord, il y a les jusqu'au-boutistes, ceux qui étalent leur courage jusqu'aux derniers instants :
Comme Danton par exemple, condamné à mort ; en posant sa tête sous la lame, il regarde le bourreau et lui dit
« Tu la montreras au peuple. N'oublie pas. Elle en vaut la peine ».
Dans le registre des condamnés, il y en a un beau, aussi : Karl Panzram, tueur en série. Pendant que le bourreau prépare son exécution, il lui lance
« Dépêche-toi, salopard !… Je pourrais tuer au moins dix types pendant que tu merdoies ! »
Georges Clemenceau, le fameur "Tigre" de la politique, enjoint à son médecin
« C'est bien entendu : pour mon enterrement, je ne veux que le strict nécessaire, n'est-ce pas ? »
« Qu'entendez-vous, Georges, par le strict nécessaire ? »
« Moi ! ».
Peu après, on amène un prêtre : « Enlevez-moi ça », dit-il.
Il y a aussi ceux qui sont un peu tristes, mélancoliques :
Picasso
« Buvez à ma santé ! »
Ou Jules Renard à son épouse
« Marinette, pour la première fois, je vais te faire une grosse, une très grosse peine. »
H.G. Wells, grand auteur de science-fiction, à ses amis autour de lui
« Allez-vous en ! Je vais bien… Je suis occupé à mourir. »
Jules Vernes conseille simplement
« Soyez bons. »
Simón Bolívar se désole
« Les trois grands personnages les plus ennuyeux de l'histoire ont été Jésus Christ, Don Quichotte et moi. »
Il y en a qui sont, volontairement ou pas, assez drôles :
Quand on lui demande ce qui lui ferait plaisir dans ses derniers instants, Érasme répond :
« un cercueil ».
Maupertuis vient rendre une ultime visite au mathématicien Thomas Fantet de Lagny. On lui annonce
« Il ne parle plus depuis longtemps. »
« Croyez-vous ? Moi, je vais le faire parler ! », réplique Maupertuis
Il demande alors : « Thomas, le carré de douze ? »
« Cent quarante-quatre. »
C'est son dernier mot.
John Holmes, avocat américain, est immobile sur son lit depuis longtemps. Il semble ne plus respirer. L'infirmière vérifie son pouls sans parvenir à le sentir. Elle touche alors ses pieds en disant que personne n'est jamais mort avec les pieds chauds. Une voix s'élève de la bouce de Holmes : « Si, John Rogers. » Le protestant John Rogers mourut en effet sur un bûcher en place publique.
Voire énigmatiques :
Alfred Jarry, humoriste incompris par ses contemporains, auteur d'Ubu roi, réclame avant de mourir
« Un cure-dents. »
Il l'observe et s'éteint.
Certains sont réticents...
Apollinaire
« Je veux vivre, j'ai tout à faire. »
Brassens, fidèle à lui-même
« Si Dieu existe, il exagère ! »
Maurice Ravel, compositeur français, s'exclame
« J'avais encore tant de musique dans la tête ! »
D'autre pas...
Alfred de Musset
« Dormir, enfin ! Je vais dormir ! »
Emmanuel Kant, gigantesque philosophe, dit simplement
« C'est assez. »
Ou encore Heidegger
« Merci. »
Enfin, il y a ceux qui sont impeccablement classes, jusqu'au bout :
Voltaire et son fameux
« Je m'arrêterais de mourir s'il me venait un bon mot ou une bonne idée… »
Vespasien, empereur romain : malade pendant longtemps et forcé de rester dans son lit, il sent que sa fin est proche. Il se lève alors et annonce
« Il convient qu'un empereur meure debout. »
François Rabelais lance à un page qui vient prendre de ses nouvelles
« Tire le rideau. La farce est jouée. »
Bernard le Bovier de Fontenelle, âgé de presque cent ans
« Il est temps que je m'en aille. Je commence à voir les choses telles qu'elles sont. »
Dagobert Ier, quant à lui, est l'auteur de la phrase célèbre
« Il n'est de bonne compagnie qui ne se quitte. »
Et enfin, un dernier mot que je trouve particulièrement beau : Romain Gary, époux de l'actrice Jean Seberg (morte un an auparavant), écrivain français du XXe siècle, se suicide en laissant derrière lui cette lettre :
« Jour J.
Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du coeur brisé sont priés de s’adresser ailleurs.
On peut mettre cela évidemment sur le compte d’une dépression nerveuse. Mais alors il faut admettre que celle-ci dure depuis que j’ai l’âge d’homme et m’aura permis de mener à bien mon oeuvre littéraire. Alors, pourquoi ? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique La nuit sera calme et dans les derniers mots de mon dernier roman, car on ne saurait mieux dire : "Je me suis enfin exprimé entièrement." »
Et comme la vie est belle et que les oiseaux chantent, je vais laisser les derniers mots de cet article à Ronsard, qui dicta ces vers sur son lit de mort :
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé ;
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé.
Adieu, plaisant soleil, mon œil est étoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.
laisse tomber
RépondreSupprimer=D J'aime beaucoup le commentaire du dessus. Je ne sais même pas pourquoi, j'aime beaucoup ton article également. Pas beaucoup de femmes néanmoins dans ces morts-là...
RépondreSupprimerTu oublies le "J'vous avais bien dit que j'étais malade !" de Groucho Marx.
Enfin bon, c'est presque parfait.